Gare au nouveau lexique!

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La marée bleu marine dans les départements français n’aura pas été aussi spectaculaire que prévu, un peu comme la marée du siècle en baie de Somme. Toutefois, oscillant entre radicalité et banalité (ou banalisation), le FN multiplie les bons résultats, d’élection en élection, et son ancrage territorial a de quoi inquiéter.

Plus au nord, chez nous, en dépit de gouvernements dont il se tient à bonne distance tout en les pilotant, les propos aussi incontestablement racistes que redoutablement efficaces tenus par le Président de la N-VA, la violence verbale soigneusement matinée d’un populisme de bon aloi dans laquelle il est passé maître prolongent l’opération de siphonnage des électeurs du Vlaams Belang. Comme quoi, croire qu’en mettant de vrais « radicaux » au pied du mur de l’exercice du pouvoir les affaiblira est tout sauf vrai, particulièrement s’ils disposent d’un atout présidentiel tel que Marine ou Bart qui en incarne les valeurs et le ton, contrôle parfaitement la distribution des rôles et manie habilement les registres d’intervention.

Partout en Europe et dans les enceintes européennes, la tendance est la même.  Au Parlement Européen, les « non inscrits » des extrêmes-droites populistes/nationalistes de différents États Membres ont beau n’avoir pas réussi à constituer un groupe politique, cela ne fait pas baisser leur audience ni leur capacité à infléchir le positionnement ou la stratégie de tous les autres.Il faut dire que l’aveuglement et les credo qui ont fondé bon nombre de décisions européennes avec le soutien ou la passivité consentante d’une majorité des élus européens, chefs d’État et ministres nationaux compris, ont alimenté la fronde anti-Europe au point de faire passer un approfondissement de son intégration pour la peste et ceux qui le promeuvent pour des pestiférés, des technocrates ou au mieux des ringards.

Peu importe comment on le qualifie et à quel échelon politique il intervient, ce style tranchant fait donc mouche. Il est devenu une sorte de doxa. Il se faufile dans les interstices et fissures de toutes les cuves politiques. Même chez ceux dont l’étendard avait été jusqu’alors un projet, un programme et/ou une machine de parti ou un pilier, on tente de revigorer les citoyens dépités avec un ton « radicalement différent », une approche « radicale-réaliste », une « radicalité nouvelle ». Il est dur de faire rêver avec un programme, d’enthousiasmer sur le travail accompli, de convaincre sur des mesures concrètes. Et puisque l’atout-pilier – branlant à sa base – n’est plus une assurance tout risques, il ne resterait plus que l’anathème, l’affirmation un peu matamoresque, la dénonciation.

Les fissures sont aussi médiatiques : Laurent Ruquier a beau regretter d’avoir offert une rampe de lancement à Zemmour… il l’a fait pendant 5 ans ! Et sans accabler indistinctement tous les journalistes, reconnaissons qu’à quelques rares mais notoires exceptions, le système  médiatique a largement contribué à la simplification abusive de la pensée politique.

Est-ce à dire que la bataille des idées est révolue, qu’il ne serait plus nécessaire de se mobiliser contre les inégalités, le changement climatique, l’obscurantisme, le racisme et la discrimination ? C’est exactement le contraire : les périodes de transition, de mutation appellent une vision, du sens, des choix idéologiques courageux et assumés, y compris le chemin – pas toujours direct- pour y arriver.

Ce qui par contre semble révolu, c’est le fait de porter ses idées et son projet non comme un dogme mais comme une boussole, dans une posture ouverte à la discussion, à la contradiction et à la créativité, rigoureuse mais fédératrice. Montrer son fil d’Ariane, tracer un nouveau cadre aux innovations sociales et économiques, mettre sur la table les questions non résolues, oser la complexité, se montrer capable d’audace mais aussi de bricolage, être à l’écoute mais aussi joyeux et empathique, tout cela ne « rapporte » plus.

Il faut polariser, être intraitable, secouer le cocotier, le dire haut et fort, le marteler. Tel semble être le mot d’ordre général pour reconquérir ceux qui perdent contact et confiance dans l’action publique. Une telle stratégie est-elle payante ? Constitue-t-elle un remède contre la régression sociale ? Ne s’adresse-t-elle pas plutôt aux protagonistes et militants inquiets qu’aux hommes et femmes de plus en plus gagnés par le désintérêt, l’indifférence et la perte de confiance à l’égard de la politique, en particulier dans la génération Erasmus-Ryanair-Iphone (ou espérons-le GnuLinux) ? Des jeunes dont bon nombre, constatant la perte de pouvoir de leurs élus, s’investissent ailleurs, dans des formes nouvelles d’action collective et citoyenne.

Si l’on n’y prend garde, se mettre du côté de la seule radicalité, du raccourci, c’est se mettre du côté du symptôme, pas du côté du changement et de la réforme, pied à pied, centimètre par centimètre. Le changement par étapes et la réforme n’intéressent d’ailleurs plus guère.

Le télescopage de cette radicalité pour elle-même avec la technocratie politique offre au citoyen qui veut comprendre et agir librement un paysage dévasté. Renvoyant par ailleurs au vocabulaire du fanatisme, l’agressivité qui s’en dégage risque bien de ne susciter l’adhésion que des seuls convaincus et cliver plus encore les positions. Sa généralisation dans le dictionnaire politique camouflerait plutôt un aveu impuissance dans le chef de ses utilisateurs.

Alors gare au nouveau lexique car les exhausteurs de goût peuvent modifier la saveur d’un plat à un point tel que les ingrédients n’en sont plus identifiables. En politique, on appelle ça « tous les mêmes », et c’est tout sauf mobilisateur.