Je laisse aux spécialistes l’analyse de la balance commerciale de cette île qui importe sans -guère- exporter (si ce n’est du nickel, du rhum et des cigares) et son influence sur la prospérité durable que peuvent en attendre les 11 millions de Cubains qui y vivent. Je livre seulement quelques impressions, des instantanés de ce que j’ai vu, discuté, entendu, capté des lieux et personnes rencontrées, juste une mise en appétit pour appréhender la réalité sur ce petit bout de terre au confluent de l’Atlantique et de la mer des Caraïbes. Car l’histoire de Cuba riche en turbulences politiques n’est pas écrite et du changement dans les années à venir, il y en aura, ne fut-ce qu’en raison de la « donne Obama » et de la recomposition des relations entre les anciens et nouveaux grands du monde, pour qui Cuba était et est encore une pomme de discorde ou une monnaie d’échange. Son patrimoine automobile fait de vieilles voitures américaines, de ladas russes et d’autocars chinois qui roulent au diesel vénézuélien illustre assez bien cette géopolitique nouvelle !
Une société et un régime qui bouge
Sur la carte, la forme de l’île fait penser à un dragon toisant son grand voisin américain. David et Goliath ! On n’en est plus là. Leur histoire commune, aussi contrastée et conflictuelle qu’elle ait pu être, continue de marquer les esprits mais les premières facilités permettant aux familles séparées de renouer contact, les premiers accommodements du modèle révolutionnaire avec l’impérialiste américain tant honni démontrent qu’on ne fera plus jamais complètement chambre à part, même si les rêves des deux voisins restent différents. La société cubaine quoique viscéralement attachée à sa révolution et ses icônes change. Par choix ou par nécessité, la génération Castro bouge elle aussi. Dans un pays où plus de 80% des travailleurs sont encore employés par l’Etat, ce dernier a toutefois autorisé certaines activités indépendantes en particulier dans les secteurs du tourisme, du commerce, du transport, tout en les taxant fortement. Malgré une bureaucratie lourde et un contrôle tatillon, les assouplissements déjà obtenus n’ont fait que rendre de nouveaux acquis plus désirables, au premier rang desquels une libre circulation sans conditions pour les centaines de milliers de familles séparées depuis 2 générations, ainsi que pour les citoyens américains voisins, qu’ils soient ou non d’origine cubaine. L’ouverture attendue, c’est aussi l’Internet pour tous en lieu et place du bricolage qui consiste à échanger des clés USB (objet que chacun a dans sa poche) chargées des contenus les plus divers et qui circulent avec une rapidité impressionnante. Gageons là aussi qu’en cette matière, c’est l’ingéniosité des gens qui vaincra les résistances stériles à généraliser l’accès à internet. Derrière cet enjeu, c’est aussi l’avenir d’une bonne partie de la jeunesse, celle qui se sent profondément cubaine, fière de l’être et qui veut le rester mais qui dans le même temps veut pouvoir bouger et échanger librement. Pour ceux-là, même s’ils ne le reconnaissent qu’à demi-mot, la perfusion de pétrole vénézuélien en échange de médecins cubains, le système D, les slogans révolutionnaires ou la vénération pour le Ché ne suffisent plus à garantir leur avenir. Pas plus que les Comités de Défense de la Révolution (on compte un CDR par bloc de maisons), qui se sont transformés en super comités de quartier, la vigilance révolutionnaire des premières heures n’étant plus nécessaire. D’autres diront que bien au-delà des questions de voisinage ou de propreté, ces Comités et leurs présidents se livrent à un contrôle social appuyé voire à une surveillance intrusive aussi abusive qu’illégitime. A tort ou à raison, ces jeunes veulent autre chose que l’accès aux marchandises soigneusement compartimenté en diveses catégories de magasins, comme ceux auxquels on n’accède qu’avec ticket de rationnement (les bodegas réservées aux détenteurs de la libreta existent encore même si la liste des produits de base auxquels ils donnent accès s’est solidement réduite), ou les magasins d’Etat aux rayons particulièrement clairsemés et devant lesquels on fait la file.
Certes, l’accès à la santé et à une école de qualité pour tous, les deux grandes réussites à l’actif du régime Castro, ils en ont bénéficié et en mesurent peu ou prou la valeur. Mais cet acquis ils veulent s’en servir, en faire quelque chose, s’émanciper du carcan. Ils mesurent peut-être un peu moins que recevoir gratuitement un enseignement de bon niveau – en dépit semble-t-il de contenus et d’une pédagogie assez classiques, voire élitistes – n’est pas chose si courante dans un contexte de plus en plus libéralisé, mû par la croyance aveugle qu’il n’y a rien de tel que le marché et la concurrence, y compris pour les services de base.
Si ces jeunes formés et ouverts sur le monde obtenaient une réelle perspective d’avenir répondant au moins partiellement à leurs aspirations, il y a fort à parier que les flux entre les insulaires, le reste du monde et la diaspora cubaine se modifieraient pour le plus grand bien avant tout des Cubains.
Les touristes aux œufs d’or
En attendant la succession des mythiques frères Castro, le dragon cubain ne crache guère de feu comme pourrait le laisser croire la terre rouge de Vinales. A la pointe ouest de l’île, cette terre généreuse offre au regard tous les tons du vert. Celui des cocotiers enceints – ainsi nommés en raison de leurs troncs clairs et élargis -, élancés et fiers comme un drapeau un jour de grand vent, se fond dans le vert plus tendre du feuillage des bananiers, assurant généreusement leurs régimes de base à tous. S’y mêlent les verts plus foncés de toutes sortes de pins, manguiers et autres fruitiers surplombant les plantations de tabac et de café. Ici et là, rompant avec ces verts, émergent majestueusement les ceïbas qui ressemblent étrangement au baobab. Mais ce qui donne à cette vallée son identité et des allures presque asiatiques, ce sont ces drôles de cônes tout aussi verts, les mogotes, monolithes calcaires, curiosités naturelles et creuses qui font la joie des grimpeurs et autres fans d’escalade. Peu de Cubains s’y essayent. Ce sont surtout des étrangers, amoureux de nature et de ce parc naturel aux airs d’Eden.
Nous y voilà : le tourisme, la ressource nouvelle. Jusqu’il y a peu il était quasi exclusivement concentré sur la côte nord dans de grands complexes hôteliers « all inclusive » -encore en expansion- qui, comme tout le secteur depuis sa libéralisation est aux mains de l’armée. L’essor du tourisme s’est accompagné d’initiatives plus originales, porteuses de revenus et de rencontres plus authentiques. L’hébergement de milliers de visiteurs canadiens et européens, en chaussures de marche, sac à dos et guide du routard sous le bras, de tous âges, toujours plus nombreux, est de plus en plus assuré chez l’habitant. Un peu partout dans le pays, une partie du logement pourtant très exigu se transforme en « casa particular » (chambre d’hôtes). A Vinales, les petites maisons partagées rivalisent de couleurs, ton sur ton, dans toutes les nuances de rose, d’orange, de bleu ou de vert, de la façade la plus kitch à la plus sobre. Au dessus de chaque porte, un panneau annonce le nombre d’habitaciones -chambres- sous le nom du couple des propriétaires : Marilin y Emilio, Pepe & Isabel,… Sur la petite terrasse faisant office de perron, invariablement deux rocking chairs se balancent au rythme de la mélancolie et de la douceur ambiante. Le même phénomène se produit un peu partout, dans les villes et lieux les plus visités en complément d’un offre hôtelière par ailleurs insuffisante pour répondre à la demande.
A la veille d’une plus grande ouverture et sans doute de l’arrivée de nouveaux investisseurs immobiliers en tourisme de tout poil, la pérennisation des « casa particular », c’est tout bénéfice pour les familles qui y trouvent un revenu complémentaire appréciable et pour un tourisme qui favorise la rencontre.
Roulez jeunesse, roulez cubains
Un peu partout, dans un désordre ordonné et avec force décibels, en l’absence d’une offre de transport en commun digne de ce nom, se croisent en permanence sur les routes, dans les rues et ruelles les bus touristiques, les bus intervilles, les camions assurant le transport de personnes, les charrettes de toutes sortes, les bici-taxis – vélo à 3 roues avec une protection sommaire contre le soleil ou la pluie, sorte de croisement entre le pousse-pousse et le cuistax-, les chevaux, les motos avec ou sans side-car, les incontournables belles américaines déclarés patrimoine (paradoxal) de l’île, comme sur les clichés du Malecon. En interville, le chemin de fer est largement insuffisant pour garantir le transport des personnes. Des bus d’avant dernier cri (chinois) assurent chaque jour les principales liaisons sur des autoroutes de construction russe très peu fréquentées, où on roule sur la bande du milieu, où on croise toutes sortes de véhicules et où sans trop prévenir, on fait demi tour en traversant ce qui fait office de berme centrale ! Les chauffeurs gèrent les arrêts « banos » et pause-repas dans des cafétéria dont la clientèle est exclusivement celle des bus. On rend des petits services en s’arrêtant en chemin dans un village pour aller chercher des bouteilles de lait et ramener autre chose, pour embarquer une maman qui un peu plus loin arrêtera le bus pour prendre son gamin à l’école. Tout cela dans un léger désordre sympathique mais avec une ponctualité meilleure que celle de la SNCB !
Les ruelles pavées du centre historique de Trinidad sont elles aussi arpentées par des centaines de personnes les plus diverses, locales et touristes se croisant et échangeant aimablement un mot ou un sourire. Les visages burinés, du plus clair au plus foncé traduisent le métissage, marque de fabrique de l’île. Le racisme n’a pas l’air de prendre racine. On se sent Cubain avant tout. Il est aussi vrai que pour raison de fermeture au reste du monde, l’immigration a été réduite à sa plus simple expression. On se croise beaucoup car on vit dehors, assis sur tous les seuils ou adossés aux encoignures de portes, sur les balcons, derrière les grilles qui équipent portes et fenêtres. On parle, on discute, les vendeurs ambulant crient, les enfants jouent, la musique s’échappe de tous les côtés. Pour les touristes à la recherche du cliché « typique », avec ou sans cigare, avec ou sans maracas, des habitants endossent contre pesos convertibles, le rôle de figurant ou d’animateur aux endroits les plus fréquentés. On le comprend : les pesos convertibles, monnaie pour les étrangers, valent 24 fois plus que le pesos local.
Vida cotidiana
Les salaires sont bas, très bas, qu’on soit médecin, professeur ou fonctionnaire. Il n’est pas rare qu’un médecin, bien moins payé qu’un taximan, se voit offrir en échange d’une consultation un service, la réparation de sa voiture ou la repeinture de sa maison ! Sans la solidarité familiale, il est difficile de vivre décemment. Le nombre de logements est insuffisant et beaucoup sont largement insalubres. On n’en construit pas ou peu de nouveaux alors que la population n’a cessé d’augmenter. C’est tout l’enjeu de la rénovation de la vieille ville de La Havane entamée avec succès dans un certain nombre de rues et places. Même la région wallonne a apporté sa contribution en finançant la rénovation d’un immeuble sur la Plaza Vieja nommé « Vitrina Valonia ».
La tâche est pharaonique et comme dans tous les centres urbains ou centres historiques voués au tourisme, la gentrification menace. Superbes et faits de patios, ferronneries, vitraux colorés, les immeubles prestigieux et imposants du passé colonial ont été les premiers à connaître une nouvelle vie, certains transformés en hôtels de luxe, en musées comme celui de la révolution, ou en lieux d’intérêt général. C’est l’architecte du gouvernement qui organise les priorités et sous-traite les chantiers. Il a du boulot pour des décennies !
Notons encore quelques performances et contre-performances du régime : la qualité de son personnel médical et l’envoi de plusieurs centaines de ceux-ci pour contrer Ebola, le professionnalisme de sa protection civile entre autres contre les cyclones (on se rappellera de la pitoyable attitude des autorités américaines lors du cyclone Katrina en 2005, quicontraste avec l’efficacité services cubains autrement plus efficaces face aux désastres naturels), l’appui utile aux négociations entre les FARC et le gouvernement colombien qui se déroulent depuis novembre 2012 à Cuba, avec le soutien du gouvernement norvégien.
Dans la catégorie des contre-performances, on ne peut évidemment pas passer sous silence l’absence de liberté de presse et de religion, les prisonniers d’opinion, l’intolérance à la critique et le harcèlement de ceux qui s’y risquent publiquement, l’absence de société civile indépendante et de pluralisme politique.
Après 10 jours intenses, je repars avec une impression de trop peu, celle de n’avoir levé qu’un coin du voile. L’évolution est souhaitée et inéluctable et Cuba se trouve sans doute en raison de la géopolitique mondiale à un nouveau moment crucial de son existence. Le nationalisme est fier, en proportion d’une identité plurielle, marquée par la colonisation, l’esclavage, les influences espagnoles, américaines, russes, voulues ou subies. La propagande et l’image des héros révolutionnaires y sont pour beaucoup. Mais pour combien de temps ?
« Sobre este caïman barbudo defendiendo El socialismo » pouvait-on lire sur le panneau devant la maison du président du CDR à la sortie de Trinidad…