Jasmin – tunisien – quand tu les tiens

21 juin : en cette veille de ramadan, c’est l’été, météorologique mais aussi politique en Tunisie. La constitution a été finalement adoptée au terme d’un processus auquel, à part les tunisiens eux-mêmes, personne ne croyait plus. Elle a été proclamée solennellement le 7 février 2014 (lire mon post de février) et l’émotion est encore perceptible chez chacun de nos interlocuteurs à l’évocation de ce moment.

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Ces trois derniers jours, c’est du début de sa mise en œuvre qu’il a été question  à l’invitation du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) qui assure avec l’Union européenne un appui électoral et un soutien au processus de justice transitionnelle. Ce qui se cache derrière ce jargon onusien ? Des personnes juristes, un britannique, un belge, un franco-tunisien, un italio-belge, un français, une portugaise, les uns ayant travaillé au Congo, en Cote d’Ivoire ou ailleurs dans le monde qui appuyent et conseillent des autorités et des acteurs de la société civile dans ces périodes si difficiles, post conflit ou post révolution.

Tout est à faire en même temps. A commencer par la préparation des élections législatives (celles qui ouvriront le cycle parlementaire démocratique) puis présidentielles puisque que l’ANC (l’actuelle Assemblée Nationale Constituante) devait principalement rédiger et adopter une nouvelle constitution, ce qui est chose faite. La préparation des élections de l’automne 2014, l’actualisation des listes d’électeurs, l’enregistrement et la validation des listes et candidats, c’est la mission de l’ISIE (instance electorale indépendante). Installée en janvier 2014, composée de 7 membres dont 2 sont issus de l’instance électorale précédente qui a assuré les élections de 2011, elle est aux prises à des hésitations et excès de prudence tant elle a peur de la critique et du reproche d’insuffisance de transparence. Mais l’heure tourne et le calendrier électoral ne souffrira pas de reports.

Ces 2 jours de séminaire pour les parlementaires et pour le staff de l’ANC étaient donc focalisés sur la mise en place des 5 instances indépendantes prévues par la constitution. Elles concernent les droits de l’homme (je leur parlerai du Centre pour l’Egalité des Chances et la lutte contre le racisme), le développement durable et les droits des générations futures (nous entendrons par vidéo conférence le service du vérificateur général du Canada), la bonne gouvernance et la lutte contre la corruption (le magistrat de la Cour des Comptes tunisienne, son assurance et ses affirmations ne convaincront guère -en tous cas pas moi- alors que la corruption règne en maître), la Communication audio-visuelle (on parlera du CSA).

J’étais également l’une de leurs invités sur le thème du contrôle parlementaire, de l’alternance politique, des relations entre le Parlement, ces instances indépendantes et la société civile. Nous évoquerons aussi informellement les tensions actuelles. On le sait, la société civile et en particulier le puissant syndicat UGTT, a pesé lourd dans le processus constitutionnel. Certains aujourd’hui pensent que l’UGTT pèse trop, dépasse ses prérogatives, s’ingère trop loin dans le champ politique. Le dialogue national duquel l’UGTT est partie prenante doit-il être limité, structuré ? Les avis sont partagés. D’aucuns pensent, et j’ai tendance à leur donner raison, que le structurer serait le tuer. A l’inverse, il serait sans doute précieux que soit mis en place un conseil économique et social comme interlocuteur du Parlement et du Gouvernement.

Vérité et Dignité

Quelques jours plus tôt était mise en place après de longues tractations une autre pièce essentielle pour faire avancer la transition : l’instance Vérité et Dignité. C’est à elle qu’il reviendra pour les 5 prochaines années d’élaborer un processus de justice transitionnelle. Les mesures ad hoc de réparation et de révocation improvisées au lendemain de la révolution ont fragmenté et divisé la société civile. Il s’agit maintenant de poursuivre et de lancer de façon cohérente une collaboration entre la société civile sur le terrain (lien avec les associations de victimes, recueil des témoignages) et l’IVD qui va devoir préparer l’indemnisation des victimes du dictateur déchu mais aussi de celles qui l’ont été sous Bourguiba, le père de l’indépendance et dans les premiers moments de la révolution (le mandat de l’IVD concerne les faits et abus depuis juillet 1955 et jusqu’à la fin 2013). Le travail qui attend cette instance est donc colossal. La tâche sera d’autant plus compliquée que le texte qui a institué cet organe a été très participatif : il en résulte un texte généreux, des ambitions larges, mais une insuffisance de précision pour ce qui est des aspects juridiques, techniques et de faisabilité. La société civile s’y est  beaucoup impliquée et sa méfiance à l’égard du pouvoir judiciaire l’a amenée à charger la barque de l’IVD.

L’IVD n’est toutefois pas un organe judiciaire : cet aspect du travail sera pris en charge par des chambres spéciales au sein des tribunaux. L’IVD sera chargée de  la recherche de la vérité, des recommandations pour l’indemnisation et aura à gérer le fonds à créer à cet effet. Une fois encore, la société civile qui s’est beaucoup impliquée va maintenant devoir laisser travailler cette instance. Celle-ci, et singulièrement sa présidente, Mme Sihem Bésedrine, vont devoir créer la confiance, pas acquise d’emblée.

Les Tunisiens remarquent par exemple que la « clémence » envers les caciques de l’ancien régime est de mise. La possibilité pour eux de se présenter aux différentes élections ou encore la récente libération après trois ans de prison d’Ali Seriati, ex-chef de la sécurité présidentielle sous Ben Ali font polémique dans le pays. De plus, la confiance dans l’indépendance de la justice, même après la révolution, est toujours faible : les juges sont les mêmes que ceux du régime Ben Ali et il n’y a toujours pas eu de vraie réforme du système judiciaire ni de la magistrature.

Quant aux quinze membres de cette nouvelle instance Vérité et Dignité, ils ne font pas l’unanimité à en croire la presse. Pourtant élus par l’Assemblée nationale constituante à la mi-mai, au terme d’une grande consultation, de nombreuses voix dénoncent la composition d’une équipe d’inconnus, de profils jugés inadaptés, ou pire, pour certains, ayant exercé des fonctions politiques sous Ben Ali.

Des femmes aux engagements multiples

En marge du séminaire du PNUD, j’ai fait quelques chouettes rencontres. Pas les officiels régulièrement rencontrés à Tunis ou invités à Bruxelles, comme le président Marzouki ou Mr Ben Jafar, le président de l’Assemblée, mais des femmes, solides et engagées dans des mouvements ou partis minoritaires.

C’est le cas de Maya Jribi, députée et secrétaire générale du parti Al Joumouhri, lancé en 2011, alors que les sittings devant le Bardo (le Parlement tunisien) se poursuivaient, dans le gouvernement de transition du Premier Ministre Ghannouchi pour construire et avancer, pour garantir la continuité de l’Etat. C’était une aventure sans filet. « De petit parti de résistants, Al Joumouhri est devenu un grand parti de masse. On faisait la file pour s’affilier », raconte-t-elle. 

« On était au four et au moulin. C’était épuisant, pire que combattre la dictature ». Cela me rappelle ce que m’avait confié le Président Marzouki quelques heures avant l’assassinat de Belaid Chokri, à savoir qu’il dormait mieux en prison que depuis qu’il était President !

Elle s’est présentée à la présidence de l’Assemblée contre Mr Ben Jafaar, par ce qu’elle est profondément convaincue qu’il faut des contre pouvoirs, des choix, des alternatives. Pour la même raison, l’annonce la veille par quelques grands partis, et en particulier Ennahda, de proposer pour les présidentielles un candidat « de consensus » la fait grimper au mur : « C’est voler l’élection aux tunisiens et refuser de les mettre devant de vrais choix ». C’est d’ailleurs sans doute parce qu’Ennahda a quelques craintes de ne pas gagner ces élections qu’il préférerait en verrouiller le résultat. Après ce premier « stage » gouvernemental, elle mène son parti aux élections…et à la défaite ! Elle ajoutera une petite phrase qui résonne tout particulièrement en moi : « quand on vit un deuil, on pleure. Quand on a une défaite, on travaille »! Elle me parle des « réunions de maison » (l’équivalent de nos soirées Tupperware) au cours desquelles les femmes surtout s’adressent à elle en lui demandant que ce parti du centre soit fort, pour ne pas les obliger à voter Ennahda.

De l’épouvantail islamiste…

Ennahda qui continue plus que jamais à susciter une peur viscérale, liée à l’histoire, au passé, à la modernité tunisienne. Les femmes de Nidaatounes, un nouveau petit parti dont on peut traduire le nom par « appel de la Tunisie », se sentent particulièrement concernées par cette bataille contre Ennahda qu’elles voudraient voir disparaître de la carte politique à la veille des élections législatives (qu’elles sont sûres de remporter, disent-elles). Elles se sont engagées dans un programme « femmes leaders » lancé par quelques autres, rassemblant des femmes de plusieurs pays du Maghreb et soutenu par quelques marraines européennes. Quelques unes sont d’ailleurs venues en Belgique suivre des candidates belges aux élections du 25 mai.

…à la société citoyenne

Je rencontrerai aussi la fondatrice du réseau Doustourna, Mariem Tangour,  un réseau citoyen qui travaille entre autres sur la redevabilité en politique et la mobilisation des citoyens dans leur responsabilité d’électeur et d’acteur sur le terrain. Une autre jeune femme qui n’a pas sa langue en poche, Cyrine Gannoun, qui a abandonné sa vie -culturelle- parisienne pour travailler à en rendre une possible en Tunisie, au sein du cabinet du Ministre de la Culture.

 

3 jours et 3 (courtes) nuits pour me rendre compte à quel point les choses bougent, parfois difficilement et au prix d’interminables conciliabules et oppositions entre société civile et politiques d’une part, partis (de gauche) laïque et parti islamiste d’autre part. Les menaces sont pourtant multiples. On parle de 10 à 15.000 jeunes fanatisés partis en Syrie et qui reviendront. La frontière libyenne est toute proche et le chaos politique et sécuritaire qui s’y développe pourrait bien s’exporter. Le redressement économique,l’activité et la création d’emplois est la toute grande priorité. Qu’on n’oublie jamais que le jeune homme qui a mis fin à ses jours à Sidi Bousaïd a la veille de la révolution du jasmin, l’avait fait surtout parce qu’il n’entrevoyait pour lui aucun avenir décent.

Alors quand on dit que la Tunisie est une sorte de laboratoire de la transition dans la région, n’oublions pas non plus que les équations démocratiques autant que les équations chimiques requièrent des catalyseurs.

Isabelle Durant.