Élections égyptiennes : back to the future (Fr)

« Les Égyptiens ne cherchent pas à plaire à autrui » titrait Le Progrès Égyptien, quotidien francophone au lendemain du 3ème jour de scrutin présidentiel

Et il poursuit : « les menaces et les rapports locaux ou internationaux, affichant parfois un ton pessimiste et décourageant, n’ont, non plus, influencé les chauvins de la patrie. Que l’Occident soit satisfait ou pas du taux de participation, que les ennemis de l’Egypte en soient contents ou pas, cela ne semble pas compter pour les Égyptiens. Eux savent parfaitement ce qu’ils veulent et ne s’intéressent pas à plaire à autrui. »

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Voilà qui plante l’un des aspects importants du décor de cette élection. L’un d’eux seulement car les lourdes crises et l’ampleur des violences et violations des droits qu’a connu ce pays depuis 3 ans pèse très lourd dans ce contexte électoral. On compte par milliers les  opposants ou supposés tels emprisonnés ou intimidés.

Cette élection présidentielle est une étape dans la « road map » politique (refusée par les Frères Musulmans et d’autres groupes et partis appelant au boycott des élections) après le référendum sur la constitution et avant les élections parlementaires et locales.

Elle ne lève cependant aucune des charges qui reposent sur les épaules du régime militaire qui a destitué (sous la pression/avec l’aide d’une énorme mobilisation citoyenne) le président élu précédemment et a repris le pays en main. Tout cela dans un contexte national tendu, une économie ravagée et soutenue à coup de milliards de dollars par Ryad, et un contexte régional particulièrement difficile. Du Sinaï à la Lybie en passant par le Soudan, les menaces et les trafics d’armes et d’influence, l’insécurité sont partout aux frontières.

Tout cela, on le sait, on le savait. Et on sait à quel point l’évolution de la révolution égyptienne, ses reculs, les condamnations à mort de centaines de personnes (même si elles ne sont pas exécutées), les procès expéditifs -quand ils ont lieu- (comme en a témoigné la mission internationale d’avocats qui se sont rendus au procès des condamnés le mois dernier) font couler de l’encre et découragent les plus optimistes défenseurs de la transition démocratique.

Mais il est  aussi important de tenter de comprendre l’autre côté du miroir,  à l’occasion de cette élection. La mission d’observation électorale de l’UE et le rapport préliminaire qu’elle produit est le résultat de l’immersion dans les moments très particuliers que sont une campagne électorale et une élection. Avant même son  départ, l’envoi même de cette mission a été contesté parfois à raison, tant il apparaissait difficile à ses détracteurs qu’elle contribue à la légitimation du régime et du président dont l’élection était jouée d’avance. Le rapport préliminaire qu’elle a produit (1), n’est pas vraiment dans cette veine.

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Cela avait d’ailleurs plutôt mal commencé en raison manœuvres bureaucratico-politiques qui ont retardé le déploiement des observateurs long terme dans le pays. Le blocage de l’entrée sur le territoire de leur matériel traduisait sans doute plus une attitude rigide et un dysfonctionnement dans la chaîne des responsables qu’un signal politique puisque l’équipe d’experts était déjà au travail au Cair


C’est à partir de ce constat qu’avec 5 autres de mes collègues députés européens, je me suis immergée dans la ville, ai rencontré un certain nombre de ses acteurs politiques et de la société civile, l’ai sillonnée à la recherche de ses écoles transformées en centres de vote, sans compter les longues heures d’observation dans les bureaux et de conversation dans les files d’électeurs, parfois en anglais, le plus souvent avec l’aide de l’interprète qui nous accompagnait.
e depuis la fin avril. Celle-ci a multiplié les contacts et fourni une analyse fouillée du contexte et des processus qui ont précédé cette élection : analyse de la constitution adoptée, de l’absence de régulation des médias (tout sauf indépendants), de l’organisation de l’élection elle-même pour les quelques 53 millions d’électeurs dans 11.000 centres de vote, des violations répétées et graves des droits de l’homme qui traduit, sur ce terrain, une réelle régression.


« You will tell what we want. Say that we want Sisi »

 

Incontestablement, la fierté, l’identité, le pays retrouvé sont les sentiments qui ont animé le Caire, et qu’a sciemment véhiculé le candidat gagnant pendant sa campagne. Les affiches du candidat Fattah El-Sisi tapissent chaque panneau bordant les interminables viaducs qui traversent la ville. Les même en plus petit format sont pendues aux fils à linge aux fenêtres des immeubles. Il est partout. Il est clair et tout en atteste dans les observations préparatoires, que les deux candidats n’ont pas disposé des même moyens ! A cet égard, le style de leurs sièges de campagne respectifs en dit bien plus long que leur comptabilité.

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Celui de Sisi, dans la partie nouvelle de la Ville (New Cairo), implanté dans un quartier où les grosses maisons rivalisent de laideur et de « bling bling, a des allures de forteresse. Quelques hommes armés et en tenue de combat  sur le modèle robocop sont postés à l’entrée alors que des militaires stationnés aux alentours gardent eux toute la rue. A l’étage, dans une salle informatique dénommée « operation room » et équipée de multiples écrans (un peu vieillots il est vrai), une dizaine de jeunes, hommes et femmes, bénévoles nous dit-on, suivent et nourrissent en permanence les médias, les réseaux sociaux.

Nous serons reçus dans un bureau voisin par le chef de campagne, ancien ambassadeur d’Egypte à l’UE à Paris, qui a épousé une liégeoise (!) et qui nous parlera incidemment des déclarations jugées infondées…d’Anne Marie LIZIN qui nous avait précédés ! Il nous expliquera surtout par le menu toutes les embûches rencontrées par le candidat Sisi qu’il soutient. La rencontre a visiblement pour objectif de nous expliquer pourquoi le taux de participation risque de ne pas être très élevé. Cela avant même que ne soit décidée de façon un peu impromptue la poursuite du scrutin un 3ème jour.

Au retour, nous passerons devant les bâtiments du Ministère des Transports. Souvenir. En 2001, peu avant le 11 septembre, j’étais venue y rencontrer le ministre et une tapée de militaires en charge de l’aviation civile, pour discuter…des nuisances sonores des avions et de la sécurité des aéroports, afin d’échanger des soutiens sur l’un et l’autre dossier  à l’assemblée de l’OACI.

Les locaux du candidat Hamdine Sebahi dont quelques affiches finiront malgré tout  pas fleurir le dernier jour sur le pont enjambant le Nil non loin de la place Tahrir, en imposent moins ! Le rendez-vous est fixé à 22h30. Il fait encore plus de 30 degrés. Nous y arriverons au terme d’un itinéraire dans un labyrinthe de petites rues et finirons par nous retrouver nez-à-nez avec…un cheval tirant une charrette débordant de déchets. Il faudra toute la patience et l’habileté du chauffeur de notre minibus  pour parcourir la ruelle en marche arrière avec un cm de chaque côté du véhicule. Nous finirons le trajet à pieds. On nous attend dans le hall délabré d’un immeuble qui l’est tout autant. La montée par un minuscule ascenseur était tout sauf rassurante. Le local du candidat  occupe un appartement au 12è étage, rénové sans faste, dont le salon est précédé d’une petite salle d’attente. Il n’y a pas assez de chaises pour tout le monde. La discussion sera un peu confuse. On y parlera d’un peu de tout. Le candidat insistera sur la justice sociale et la redistribution. Mes collègues polonais et tchèques lui rappelleront que sortir d’une dictature ou tout est aux mains de quelque- uns  exige plus que de la redistribution des riches vers les plus pauvres : il faut, lui diront-ils, protéger  l’investissement privé, instaurer une taxation progressive, éliminer la corruption et instaurer  la transparence. Ils parlent d’expérience : tous deux ont plus de 50 ans et ont vécu de près la transition.

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Revenons à ces milliers de cairotes qui ont voté. Dans les bureaux que nous avons visités, un peu moins de la moitié des inscrits s’était présentée au terme du 2ème jour de vote. En journée, ce surtout des femmes accompagnées de leurs enfants ou accompagnant des vieillards, cheveux au vent ou recouverts de foulard de toutes les formes et couleurs, quelques-unes en burqa . Beaucoup agitent le drapeau national, portent un chapeau aux couleurs de l’Égypte. Certaines sont habillées aux couleurs du pays. On chante dans les files, on fait des youyou, on crie des slogans : Masr (Égypte en arabe égyptien) et on monte le C de Sisi avec le pouce et l’index. On nous interpelle aussi : « we are the best un the world » ou  » you will tell what we want, say that we want Sisi ».

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Une élection bien organisée

 

Dans les bureaux de vote, que ce soit dans le quartier hupé de Maadi, ou dans Abdeen ou Bulaq, des quartiers populaires, les gens votent sérieusement. Tout aussi sérieux et compétents que les équipes d’assesseurs, bien organisés, sous la houlette d’un ou une president(e), tous des juges ou acteurs de la justice.

photo 3 photo 4 photo 2 photo 1Certains embrassent l’urne. D’autres se photographient votant (sorte de selfie électoral !)  ou demandent aux enfants de le faire. Cette ambiance bon enfant contraste avec l’équipement des militaires qui du haut des sacs de sable stationnent, armes au poing, à l’entrée des bureaux. Contraste seulement apparent   : ils aident les personnes âgées ou handicapées à accéder à leur bureau de vote. Il est clair que tout est fait pour que l’élection se passe sans aucun incident ou problème. Et ce sera globalement le cas tout au long des 3 jours de vote.

Tous (à l’exception notable de quelques 5 millions de personnes dont une majorité de femmes, non déclarées dans une interprétation abusive du régime matrimonial) disposent d’une carte d’identité électronique. Dans certains bureaux, équipés d’un pistolet de lecture des cartes, le repérage de la personne dans la liste électorale est aisé. Il y a au moins une femme par bureau pour comparer le visage de la carte d’identité avec le visage réel de celles qui le cachent derrière un voile intégral. Enfin, chaque électeur est invité à tremper un doigt dans une encre rose indélébile pour attester qu’il a voté et question qu’il ne puisse pas se présenter une seconde fois. Certains y plongent deux doigts et sortent du bureau en faisant avec ces doigts rougis le V de la victoire ! Comme un signe de ralliement.

Ces bureaux de vote ont même quelque chose d’émouvant. S’y côtoient des gens très différents, comme ce jeune président de bureau en costume 2 pièces bien taillé, aux chaussures parfaitement cirées, et qui malgré la chaleur n’a pas desserré sa cravate : il accompagne des vieux aux savates élimées, permet aux enfants de tremper les doigts dans l’encre rose, tout en nous expliquant dans un parfait anglais, le fonctionnement de son bureau. L’atmosphère est conviviale. Un électeur m’interpelle et l’interprète traduit : « je vous ai vue à la télé »!  Il est sûr que les images des observateurs ont été utilisées pour légitimer le processus et appeler les électeurs à se rendre aux urnes. C’était hautement prévisible et faisait partie du risque pris en y allant. Mais ce qui sera bien plus important que ces images, ce sera le rapport préliminaire qui a été présenté le lendemain du scrutin, et le rapport final qui sera déposé dans un mois. Il est sans complaisance aucune sur le contexte. Manifestement,  il a été  reçu très froidement par les autorités et fait déjà débat.

En tous cas, entre tous ces gens, ce jour-là, il se passe quelque chose, c’est certain. Ils partagent quelque chose d’important, d’éphémère peut-être…

Mon collègue polonais me fera remarquer que malgré toutes nos préventions sur ce scrutin dont les résultats sont joués d’avance, la façon dont il se déroule et l’atmosphère qui s’en dégage  n’a rien à voir avec celle, plombée, des élections des années 70 dans son pays…

S’ils « veulent » le retour de l’armée, c’est aussi qu’ils ont avec elle un rapport assez particulier. Rempart et protection, l’armée est aussi celle qui tout en n’étant propriétaire directe que de 5% de l’économie en contrôle cependant la plus grande partie. Pour d’autres, ce retour des militaires, c’est une affaire d’intérêts, de préservation de leur rente de situation ou plus simplement encore de garantie de stabilité pour donner quelques chances au redémarrage de l’économie et du tourisme.

Dans l’avion du retour, un cadre égyptien dans une société internationale, fervent supporter et électeur de Morsi, m’a longuement expliqué pourquoi il avait refusé l’appel au boycott et finalement voté Sisi.

Ce n’est évidemment pas toute la population de cette métropole de 30 millions d’habitants qui votera et l’un des gros enjeux de ce scrutin résidera plus dans le taux de participation (qu’un 3ème jour de scrutin inattendu devait contribuer à doper; pas sûr que cela ait été le cas) que dans les pourcentages respectifs des 2 candidats. Mais restons honnêtes : aux premières estimations, elle avoisinait  les 30 ou 40%. A vérifier bien sûr, mais c’est en rapport avec ce que nous avons vu dans bureaux que nous avons visités. Si tel était le cas, indépendamment du contexte, ce serait un taux identique à celui qui a prévalu dimanche dernier pour les élections européennes…

Un contexte aussi violent que violant

 

Notre travail ne se limitait pas aux visites dans les  bureaux de vote. Pendant deux journées bien remplies, les acteurs politiques et ceux de la société civile nous ont exposé leur analyse et leur message, à la fois contrasté et unanime. Il est clair que la violence et la répression se sont « normalisées » et que les deux « camps » se sont polarisés. Par rapport à l’époque Mubarak, on régresse en matière de droits, de qualité de la justice, d’égalité des genres. Sur ce terrain, c’est sans doute la plus mauvaise période pour les femmes : recrudescence des mutilations génitales, mariage d’enfants, harassement sexuel, ce qui est en totale contradiction avec le passé assez ouvert de l’Egypte. C’est aussi la plus mauvaise période pour les défenseurs des droits de l’homme : leur voix dissonante n’est  pas tolérée et il sont assez vite considérés comme des dangers ou, injure suprême, comme des défenseurs des Frères Musulmans.

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C’est aussi le cas pour la fameuse « protest law » qui, à l’opposé de tous les standards internationaux, autorise et banalise l’usage de la force et des armes contre les manifestants. Une répression qui s’est abattue de façon aveugle sur les manifestants pro-Morsi de la place Rabaa al-Adawiyya, une répression délibérée, menée par des forces de l’ordre équipée de masques à gaz et qui fera des centaines de morts et blessés. Ces événements que l’on pourrait apparenter à ceux de la place Tienanmen, ont été analysés et ont donné lieu à un rapport (2) du Conseil National pour les Droits de l’Homme, que ni les Frères Musulmans ni la police et l’armée n’approuvent (ce qui est d’une certaine façon bon signe !), rapport qui a été transmis au Procureur.

Nous discuterons aussi avec le président et le secrétaire général de ce Conseil de la situation dans les prisons qui ne suffisent plus pour recevoir les quelques 20 à 40.000 détenus (selon les sources) sans ou pour des charges légères et qui sont en tous cas loin d’être tous des criminels. Les conditions y sont terribles. La torture et les coups s’y pratiquent régulièrement. Le confinement est la règle. Les visites des familles sont limitées et se passent derrière une vitre. Y sont enfermés de nombreux jeunes de moins de 18 ans.

Le candidat Sisi annonce qu’il demandera une révision des charges pour ces dizaines de milliers de personnes emprisonnées et qu’il créera une commission à cet effet. On verra. Mais il est clair que si elle est mise en place, on voit mal comment elle pourrait à court terme statuer sur un si grand nombre de cas. Nous insisterons dans nos contacts sur l’importance des signes que pourra donner ce nouveau Président une fois élu, y compris en terme d’usage du droit de grâce dont il dispose…

En prison, on retrouve aussi des leaders du Mouvement du 6 avril dont nous avons rencontré les représentants. Trois jeunes âgés d’une vingtaine d’années, qui ont déjà une solide expérience de vie et de mobilisation. Le Mouvement du 6-Avril avait activement préparé le soulèvement du 25 janvier 2011 contre l’ex-président Moubarak. Il avait aussi participé aux manifestations contre le Conseil suprême des forces armées qui gérait l’Egypte après sa chute. Il s’était toutefois divisé après la victoire des Frères musulmans aux législatives avant de se déchirer avec l’arrivée du président Morsi au pouvoir. Une partie avait rejoint le Front du salut opposé à la Confrérie tandis que la faction dite « Ahmad Maher » observait une position plus ambigüe. Ahmad Maher et deux autres membres dirigeants de cette faction du 6-Avril ont été condamnés, il y a quelques mois, à 3 années de prison pour « manifestation illégale et violences ». Ils nous le diront clairement : ils auraient préféré qu’il n’y ait pas de mission d’observation tant ils sont pessimistes sur l’élection, la road map, le retour en force de l’armée et le fait que pour eux, Sisi n’est pas un gage de stabilité.

On évoquera ensuite et très librement leur engagement, la façon de traduire politiquement leurs revendications, de donner force à leur mouvement qui veut construire une vraie société civile. Voilà des jeunes qu’il faut que des mouvements européens invitent, pour comprendre, pour échanger, pour les soutenir.

Un état d’urgence qui ne dit pas son nom

 

Une autre instance, la Fact finding comitee (Commission d’enquête) créée par décret présidentiel il y a 6 mois travaille sur les mêmes événements de Rabaa ainsi que sur toutes les autres violations et violences commises depuis le 30 juin 2013 jusqu’aujourd’hui. Un travail titanesque engagé par cette commission indépendante dont le Président, un ancien du TPI, son vice-président et son secrétaire général  nous ont reçu à la Shoura, la 2ème Chambre du Parlement, qui héberge leurs travaux. Ils ont divisé leur tâche en 12 catégories de violations et/ou de moments. Pour chacune d’elle, ils rassemblent sur place, dans tout le pays, des preuves, des témoignages, dans la mesure où la responsabilité des faits et parfois les faits eux-mêmes ne sont pas clairs et demandent vérification. Les chiffres concernant les victimes de la répression sur Rabaa varient parfois du simple au double.

Ils nous lâcheront que pour eux, on est actuellement dans un état d’urgence qui ne dit pas son nom. Ils ont demandé et obtenu un délai supplémentaire pour traiter l’information et rédiger leur rapport, cela d’autant plus que les Frères Musulmans qui dans un premier temps avaient refusé de collaborer se sont ravisés et depuis peu apportent des témoignages au processus d’enquête

Dans ce contexte, les ONG, les journalistes indépendants (qui étaient déjà rares dans un système dominé d’une part par les médias gouvernementaux – TV d’Etat – d’autre part par les médias privés dont souvent les intérêts se rejoignent)  sont des ennemis. Certains sont en prison, d’autres ont quitté le pays. Le frère de l’un d’eux nous fera un récit terrible de l’arrestation de son frère qui couvrait les événements de Rabaa et a été emmené au stade, s’est fait confisquer son matériel avant d’être envoyé à la prison d’Abou Simbel puis à celle de Tora où il subit des traitements dégradants et des coups. L’avocat d’un autre, photographe reporter, arrêté le 28 décembre alors qu’il couvrait les manifestations d’étudiants nous racontera le vécu de son client en prison sans jugement. Le correspondant d’un autre journal nous racontera comment il a été atteint par balles par la police et donné pour mort alors qu’il couvrait une manifestation d’étudiants. Rescapé et soigné, la police cherche aujourd’hui à prouver, par intimidation et menaces,  que les tireurs étaient…les étudiants !

Les journalistes sont devenus des ennemis à un point tel que le seul fait de détenir une caméra ou un laptop en rue met son détenteur en danger.

Du côté des « médias officiels », un académique spécialisé dans ces matières nous fera valoir que pendant cette campagne, ces médias n’ont jamais poussé le candidat Sisi à répondre, alors que les mêmes poussaient l’autre candidat dans ses retranchements. Les présentateurs d’émission annonçaient leur vote, et ceux qui ont parlé de « coup » se voyaient retirer leur licence.

Tout ce secteur devra être régulé au travers d’un Conseil Supérieur des Médias à créer. Il aura du travail si tant est qu’il voit le jour et qu’il dispose d’une réelle indépendance…

L’atmosphère est aussi hostile à l’égard des défenseurs des droits de l’homme nous diront les représentants longuement rencontrés. Ils ne demanderont ni ingérence, ni interférence, mais une pression venant de l’extérieur sur les autorités.

Démocratie parlementaire ?

 

Ce tableau très sombre de la réalité est évidemment en totale contradiction avec la nouvelle constitution de 2014, reflet des rapports entre les pouvoirs militaires, l’ islam, les oligarques et les voix de la révolution et du changement.  Ce texte est un catalogue de droits importants dont doivent pouvoir jouir tous les égyptiens, y compris la reconnaissance des minorités religieuses et même le droit à la culture ! Mais il y a loin de la constitution à la réalité. Et sa mise en œuvre dépendra à la fois des lois que le nouveau Parlement votera ainsi que (du contrôle) de leur application.

Des élections parlementaires prévues pour après l’été. Mais si l’on s’en réfère au premier draft de la loi organisant ces élections et les circonscriptions électorales, on est en droit d’être inquiet sur sa capacité future à rassembler les forces politiques présentes dans la société égyptiennes et aujourd’hui polarisées et/ou éclatées. On imagine encore moins ses députés se coaliser, faire des compromis sur des textes législatifs. Car le projet de loi en l’état actuel prévoit que 80% des sièges seraient dévolus sur base individuelle, aux voix de préférence, et non d’un parti, ce qui ouvre évidemment le risque de voir ces 80% « achetés » par une majorité présidentielle…Le ministre des Affaires Etrangères à qui nous nous ouvrions de cette question ne défendra pas ce draft mais nous expliquera qu’il faudra lutter contre l’inflation des partis politiques (68 à ce stade) qui prolifèrent en raison du financement public des partis. La suppression de ces subsides pouvant être interprétée comme une limitation de la liberté de se constituer en parti, il faut, nous dit-il, chercher d’autres moyens pour éviter l’éparpillement. Il faut reconnaître que cette question est une vraie question. Le nombre de listes électorales en Tunisie a aussi nui à la lisibilité de l’élection parlementaire. Nous leur avons conseillé de faire valider leur projet de loi par la Commission de Venise (3) organe consultatif du Conseil de l’Europe sur les questions constitutionnelles et liées aux codes électoraux.

Certains de nos interlocuteurs politiques pensent d’ailleurs que la réconciliation politique, ce n’est pas pour tout de suite ou en tous cas pas possible maintenant. Et que même la gauche et les libéraux qui s’en prévalent préfèreront éliminer les Frères Musulmans pour gagner des sièges…

Terrorisme, stabilité et transition

 

La lutte contre le terrorisme est un argument de poids, récurrent, qui justifie pour certains tous les abus : période historique, vague de terrorisme, nécessité de remettre l’Egypte en capacité de jouer son rôle dans la région, de sortir des effets cumulatifs de la mauvaise gouvernance des différents gouvernements qui se sont succédés cette dernière décennies. Les supporters de Sisi fustigent les erreurs historiques de Morsi qui aurait oublié l’Egypte, rêvant d’une grande famille islamique bien au-delà des intérêts nationaux. Ceux des Frères Musulmans dont on pourra à l’infini discuter de leur rôle dans les rangs des abstentionnistes ne sauront jamais s’ils auront réellement nourri les rangs des boycotteurs ou abstentionnistes des élections présidentielles…

Le futur est à écrire. Il est sombre. Mais il n’y a pas d’autre choix que d’être du côté de ceux qui veulent encore y croire.

Isabelle Durant, 1/6/2014

 

(1)  http://www.isabelledurant.eu/wp-content/uploads/2014/06/EGP_2014_PS_290514_ENG.pdf

(2) http://www.nchregypt.org/media/ftp/rabaa%20report%20translation.pdf

(3) Créée en 1990, la Commission européenne pour la démocratie par le Droit, plus connue sous le nom de Commission de Venise, est un organe consultatif du Conseil de l’Europe sur les questions constitutionnelles.

La Commission de Venise est composée de spécialistes de droit constitutionnel ou de droit international, de juges des cours suprêmes ou constitutionnelles, ou de membres de parlements nationaux. La Commission joue un rôle essentiel dans la défense du patrimoine constitutionnel européen et a évolué progressivement vers une instance de réflexion indépendante reconnue.

La Commission a été particulièrement active dans des pays d’Europe centrale et orientale, les assistant dans la rédaction de nouvelles constitutions et lois sur les cours constitutionnelles, de codes électoraux, de lois sur les minorités et d’autres lois touchant aux institutions démocratiques.

La Commission ne dicte rien, n’impose rien, mais souligne les éventuelles imprécisions, risques ou aspects contraires aux normes du patrimoine constitutionnel européen. Au pays demandeur d’en tirer lui-même les conclusions et de trouver la solution adéquate

La Commission de Venise déploie son activité au-delà des limites du continent européen. La Commission comprend 58 membres. Certains pays non-européens ont le statut d’observateur auprès de la Commission de Venise : Argentine, Canada, Saint-Siège, Japon, Kazakhstan, Etats-Unis et Uruguay.

L’Afrique du Sud et l’Autorité nationale palestinienne ont un statut spécial de coopération équivalent à celui d’observateur.