4ème Paquet ferroviaire: Quand le PE fait sauter les murailles de Chine de la CE

Le « 4ème paquet ferroviaire », qui a été soumis au vote du Parlement européen fin février, a pour principal objet l’ouverture à la concurrence du transport intérieur de voyageurs par chemins de fer.  Des six propositions législatives qui composent ce paquet, deux pourraient radicalement changer la manière dont les chemins de fer européens devront être structurés et organisés à l’avenir et conditionner l’intensité et les modalités d’introduction de la concurrence dans ce secteur (le fret ferroviaire et le transport international de voyageurs ayant été libéralisés dans de précédents paquets).

La Commission Européenne rêve depuis longtemps de diviser le secteur ferroviaire pour y faire régner la concurrence et ainsi « revitaliser les chemins de fer communautaires ».  Cette idée d’un grand marché ferroviaire européen, soi-disant promis à plus d’efficacité par un démantèlement systématique des compagnies ferroviaires historiques, par une démultiplication « à l’anglaise » des entreprises indépendantes censées en prendre le relais et par une généralisation de la libre circulation et des appels d’offres, le Parlement Européen vient de sérieusement l’écorner en refusant de valider les murailles de Chine voulues par la Commission entre gestionnaires d’infrastructures et entreprises ferroviaires.  L’éclatement des services de transport proprement dits, par contre, est toujours bel et bien à l’ordre du jour.  Mais l’histoire ne s’arrête pas là, car le Conseil doit encore se prononcer sur ces propositions.

En matière d’organisation et de gouvernance du secteur ferroviaire, la proposition de directive préparée par la Commission Européenne visait une séparation « verticale » complète entre gestionnaires d’infrastructures (GI) et entreprises ferroviaires (EF), que ce soit de manière parfaitement explicite, par la constitution d’entreprises autonomes sans rapports autres que contractuels entre elles, ou de façon plus subtile, par l’imposition de « murailles de Chine » particulièrement contraignantes entre ces deux composantes du système ferroviaire, dans l’hypothèse où l’une et l’autre relèveraient encore formellement d’une même société holding au moment de l’entrée en vigueur de la nouvelle directive.

Cette volonté quasi obsessionnelle de séparer et surtout de « désolidariser » les principaux métiers du rail, en prenant ainsi le risque de les voir répondre à des logiques de fonctionnement différentes voire antagonistes, est d’autant plus inacceptable que la Commission Européenne n’a jamais pu démontrer qu’une telle mesure était nécessaire ou même souhaitable pour ouvrir le secteur à la concurrence dans le respect des spécificités du service public.  Heureusement, après avoir une première fois clairement rejeté l’idée d’une séparation verticale plus poussée lors de la refonte du premier paquet ferroviaire, en juillet 2012, le Parlement Européen vient de très sèchement rembarrer ces fameuses « murailles de Chine », permettant ainsi que des compagnies ferroviaires intégrées continuent à gérer un réseau ferré tout en y faisant rouler des trains.

Pour peu que le Conseil suive les députés sur ces différents points lorsqu’il sera amené à se prononcer sur ce texte :

  • §  gestionnaires d’infrastructures et entreprises ferroviaires pourront collaborer au niveau opérationnel, même s’ils dépendent d’une même société holding, pourvu que leurs accords de partenariat n’impliquent aucune discrimination entre opérateurs concurrents ;
  • §  les cadres et administrateurs d’entreprises ferroviaires intégrées pourront occuper des fonctions dirigeantes dans chaque composante du système ferroviaire et ils pourront continuer à passer de l’une à l’autre sans contraintes excessives ;
  • §  le gestionnaire d’infrastructures pourra sous-traiter certains travaux de développement, de renouvellement ou de maintenance du réseau, à l’entreprise ferroviaire du même groupe ;
  • §  bien que strictement régulés et nécessairement transparents, des flux financiers entre gestionnaires d’infrastructures et entreprises ferroviaires intégrés seront encore possibles ;
  • §  les seules fonctions du gestionnaire d’infrastructure sur lesquelles les autres entités du groupe et sa société faitière ne pourront exercer aucune influence sont l’attribution et la tarification des sillons ;
  • §  et il ne pourra être question pour la Commission Européenne de pénaliser les entreprises ferroviaires intégrées dont elle jugerait les murailles de Chine insuffisantes.

Malheureusement, la situation est nettement moins claire et satisfaisante en ce qui concerne les limites opposables au principe de libre concurrence (liberté d’accès des tiers au réseau) dans le but de préserver l’équilibre économique et la qualité des prestations fournies dans le cadre d’un contrat de service public.  Pour éviter que la libéralisation du transport intérieur de voyageurs ne fragilise à terme le service public ferroviaire, par un écrémage systématique des liaisons les plus rentables, et ne débouche sur une offre de trains moins diversifiée, moins lisible et moins cohérente, il eut fallu définir de façon beaucoup plus claire la notion d’équilibre économique des prestations de service public évoquée par la Commission dans sa proposition et enrichir celle-ci de balises tout aussi effectives en matière d’effets de réseau et de qualité de service.  Comme en témoigne le rejet de mes propres propositions d’amendements dans ce sens lors du passage du texte en Commission des Transports, les députés se sont malheureusement montrés nettement moins assertifs en la matière.

Si le Conseil suit le Parlement dans ce domaine,

  • §  plus rien ne pourra empêcher un train international ou un train à grande vitesse de faire concurrence à un train du service intérieur relevant d’un contrat de service public, pas même l’équilibre économique d’un tel contrat ;
  • §  pour tous les autres types de trains, les menaces éventuelles pesant sur l’équilibre économique d’un contrat de service public ne pourront plus être invoquées pour limiter l’accès d’un tiers au réseau que s’il apparaît que l’arrivée de ce nouvel opérateur aurait pour conséquence, soit de diminuer les revenus engrangés par l’ensemble du secteur sur les relations concernées, soit de mettre en péril la viabilité économique du ou des contrats de services publics directement touchés ;
  • §  enfin, la Commission pourra encore préciser ces critères et la procédure d’évaluation y afférente d’ici décembre 2016, par un simple acte délégué soumis à la procédure d’examen (comitologie).

Mais c’est encore en matière de contrats de services publics pour le transport intérieur de voyageurs qu’on semble être arrivé aux résultats les plus étonnants et les plus inquiétants pour un petit pays comme la Belgique, au réseau ferré bien maillé et géré centralement.  Les compromis votés par le Parlement Européen sont d’autant plus étranges que ce domaine était couvert par une proposition de règlement dont l’examen par le Parlement Européen était piloté par Matthieu Grosch, un autre rapporteur belge.

A moins d’un sursaut du Conseil, la Belgique pourrait bien se retrouver confrontée, au moment de mettre en œuvre ce nouveau règlement, à un choix aussi paradoxal que cornélien entre :

  • §  une régionalisation de l’opérateur ferroviaire national, voire de la tutelle politique, aujourd’hui encore fédérale, sur le secteur des chemins de fer,
  • §  ou une forme ou l’autre de partition du service des trains en un minimum de deux contrats de services publics obligatoirement soumis à appels d’offres et donc potentiellement confiés à des opérateurs différents,

avec tous les problèmes de coordination et de lisibilité de l’offre qui devraient en résulter dans l’un et autre cas.

En effet, en vertu du compromis voté par le Parlement Européen il y a quelques jours, une autorité compétente nationale n’aura bientôt plus le droit d’attribuer un contrat de service public de manière directe (i.e. sans devoir obligatoirement recourir à un appel d’offres) à une échelle nationale.  Pour pouvoir attribuer de manière directe et sans contestation possible, l’ensemble des contrats de services publics nécessaires pour couvrir l’ensemble d’un territoire national, il faudra obligatoirement confier ceux-ci à des « opérateurs internes » relevant directement d’autorités compétentes « locales » ou à tout le moins « non nationale »…  Ou alors, il faudra se résoudre à attribuer ces contrats de services publics au terme de procédures d’appel d’offres elles aussi distinctes, dont le nombre dépendra de l’importance des services concernés (minimum deux, dans le cas de la Belgique).

En dépit des nombreux aménagements essentiellement cosmétiques apportés par le Parlement Européen au texte de la Commission Européenne et de quelques dispositions intéressantes permettant notamment aux Etats Membres de protéger les travailleurs concernés des conséquences potentiellement dommageables de la libéralisation, on peut légitimement se demander si les diverses contraintes qui pourraient venir peser, demain, sur l’organisation des chemins de fer dans notre pays, n’auront pas pour principal effet de les désorganiser encore un peu plus, plutôt que de les rendre plus performants et plus « compétitifs » face à la route.

Une fois de plus, on aura donc sans doute évité le pire dans ce dossier, en rembarrant quelques-unes des propositions les plus dogmatiques et les plus malencontreuses de la Commission Européenne en matière de gouvernance du rail.  Mais le résultat encore intermédiaire issu des compromis votés la semaine dernière n’en demeure pas moins mitigé, tant sont interpellantes les incertitudes que certaines autres propositions, que les députés auront au mieux édulcorées, font peser sur la fourniture à l’avenir, d’un service public ferroviaire de qualité.