Carnet de Téhéran

Jeudi 12, 23h40, atterrissage à Téhéran. (version en farsi : ایزابل دوران در تهران )

Alors que chacun détache sa ceinture, la voix de la chef de cabine donne les informations d’usage en anglais : « assurez vous de n’avoir rien oublié dans les coffres à bagages, etc… » et termine par une consigne qui ne vaut qu’à l’aller : « dès la sortie de l’avion, les femmes doivent se couvrir la tête ».

Ce que nous ferons bien sûr, ce soir-là et tous les autres jours, malgré les protestations incessantes de nos cheveux rebelles. Nous sommes en effet une délégation de 5 parlementaires européens, par l’effet du hasard, à 80% féminine.

Après une courte nuit dans un cadre de Noël auquel nous ne nous attendions pas et malgré une météo grise et pluvieuse, je décide de suivre le son des messages diffusés aux alentours de l’université de Téhéran, voisine de l’hôtel.

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Des messages auxquels bien évidemment je ne comprends pas un traître mot. C’est la grande prière du vendredi. Des centaines de cars débarquent des milliers de personnes, hommes et femmes, ces dernières comme des ombres, emballées de noir de la tête aux pieds. Aux entrées du site, depuis les fenêtres de quelques-uns des cars, on distribue (aux hommes seulement) des cartes dont j’ignore à quoi elles vont servir. Ceux qui les reçoivent laissent en consigne leur clé de voiture ou leur GSM. Les journalistes d’EuroNews qui nous accompagnent seront autorisés à entrer et à filmer.

Le ton de la prière se fait plus agressif, parfois vociférant. La foule des fidèles réplique. Le prêche est semble-t-il à la fois très religieuse et très politique, surtout que l’on vient d’apprendre que les USA ont décidé non d’appliquer de nouvelles sanctions, mais d’allonger la liste des entreprises interdites de commerce avec l’Iran. Une attitude qui n’est pas du tout dans l’esprit de l’accord sur le nucléaire iranien conclu à Genève en novembre dernier.

Dans les rues avoisinantes, les gens sont curieux de nous, plutôt accueillants. La ville est calme, les boutiques sont fermées — c’est vendredi —. Dans ce quartier fréquenté du centre de cette mégaville de 12 millions d’habitants dont les quartiers chics se trouvent plutôt au nord et dans les hauteurs, on se croirait… rue de Brabant un jour de fermeture.

Parlons-en des magasins. Nous les longerons chaque jour en voiture, au cours des nombreux trajets que nous ferons en convoi, d’un rendez-vous à un autre.

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Nous flânerons dans le Bazar, le plus grand du Moyen-Orient dit-on.

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Pas de traces — apparentes — des sanctions : la marchandise abonde et les magasins sont bien achalandés. Il semble pourtant, inflation oblige, que les restrictions s’opèrent du côté des consommateurs : une grande partie des Iraniens sont victimes de l’augmentation galopante du coût de la vie. Les sanctions ont raboté leur pouvoir d’achat. Mais en s’étendant aux transactions bancaires, elles ont aussi drastiquement réduit le commerce avec les entreprises américaines et européennes. Cette longue interruption des relations avec les partenaires commerciaux traditionnels a boosté les échanges avec la Chine, l’Inde, la Corée du Sud, malgré des coûts administratifs et de transaction plus élevés. Cela sera-t-il réversible si, en suite de la conclusion définitive de l’accord sur le nucléaire et de son application, les sanctions sont progressivement levées ? Le chef du cabinet du Président Rohani nous dira que les Iraniens préfèrent commercer avec l’Europe ou les USA, comme dans le passé, et qu’une fois les sanctions levées, les relations commerciales se renormaliseront. Seul l’avenir nous dira s’il dit vrai. En tous cas, il ne manquera pas de nous présenter cet embargo comme un solide handicap pour les entreprises européennes…

Ce qui est certain, c’est que tout en étant très préjudiciables à l’économie iranienne dans son ensemble, les mailles des sanctions économiques se sont légèrement distendues au fil du temps. Elles n’ont pas seulement laissé passer les centrifugeuses nécessaires pour l’enrichissement d’uranium. Ici et là, de petites missions économiques Européennes et autres ont trouvé les moyens de les contourner. Dans quelques domaines, en particulier celui de la santé, cet embargo affecte les populations les plus fragiles, les malades, l’approvisionnement en vaccins. Dans certains hôpitaux, faute d’en disposer en suffisance, on réutilise des cathéters à usage unique, comme nous le confirmera le représentant de l’UNICEF. Toucher les malades, les plus pauvres, tel n’était pas le but des sanctions. Mais c’est bien l’un de leurs effets. Il en va de même pour la corruption et la généralisation de l’argent noir, effet secondaire et caractérisant une économie de survie. La révélation d’un grand scandale dans la presse turque à savoir des exportations fantômes d’or et de matières premières pour près de 10 milliards de dollars entre la Chine et l’Iran transitant par la Turquie, avec la complicité de proches du pouvoir, en est une fameuse illustration.

Les sanctions économiques même ciblées, leur durée, leuŕ utilité politique, leurs effets directs et indirects en font un outil pas toujours proportionné au regard des motifs présidant à leur adoption…

Des sanctions enfin qui dans chacun des entretiens dans lesquels nous avons mis sur la table la question des droits de l’homme, nous étaient habilement renvoyées comme une atteinte… aux droits de l’homme !

Chacune de ces rencontres a mis en évidence l’état d’esprit de nos interlocuteurs officiels, tous aux commandes des principaux leviers de l’État iranien dans cet immense pays au cœur du Moyen-Orient. Ils balancent entre le sentiment de pouvoir, le besoin de l’affirmer, la fierté nationale d’une histoire millénaire et d’une incroyable richesse culturelle persane et un complexe de la victime, de la citadelle assiégée.

Chacun d’eux a fait montre de l’une et l’autre de ces facettes : aspiration au respect, mais aussi perception de la nécessité absolue d’ouverture, de relations « normales » avec les voisins, la communauté internationale, y compris d’ailleurs avec Israël et les USA, nous dira le ministre des Affaires étrangères.

Une ouverture à laquelle il n’y a guère d’alternative et qui, si elle permet de reprendre des relations « normales », pourrait aussi changer quelque peu cette perception d’être le centre du monde. La Turquie a réussi à opérer une telle transformation : tout en restant consciente de sa taille et de son importance, forte d’un nationalisme puissant et partagé, celui d’un grand pays dans une zone stratégique, elle a cependant réussi à s’allier, à rassembler, à jouer sa partition dans la communauté internationale.

Cette ambivalence explique pourquoi la négociation sur le nucléaire a été qualifiée de « facile » par la partie iranienne. Celle-ci la considère indispensable pour asseoir la stratégie d’ouverture et de normalisation à un moment où Rohani le réformiste est attendu de toutes parts. Dû côté de la population, on veut y croire même si rien de concret n’a changé depuis son élection. Les Iraniens que nous avons rencontrés considèrent la réussite de cette négociation comme un signe, une étape, un pas vers le changement. Du côté des conservateurs, ceux qui tirent les marrons du feu des sanctions et que l’ouverture menace, on ne serait pas mécontent, sans jamais le dire, que l’accord sur les modalités d’application échoue. Cette même tension existe au Parlement qui, de l’aveu de son Président, est très partagé sur le sujet : le soutien à l’accord est tout sauf unanime. D’un troisième côté, celui de la communauté internationale, qui a salué l’élection du Président Rohani et qui craint que si les ultras conservateurs l’emportent, l’Iran se transforme en une autre Syrie ou un autre Liban… au cube.

Enfin, il est piquant de constater que la conclusion de la première étape de l’accord a été annoncée sur twitter par le ministre qui l’a menée et détaillée sur la page FB alors même que les Iraniens sont — formellement — privés d’accès à ces réseaux.

L’argument — parfois vrai, mais pas toujours — des « doubles standards » est très vite devenu un grand classique à l’entame de chaque discussion qui mettait en lumière ce que nous considérons comme des atteintes aux droits de l’homme, droits universels et inaliénables, et singulièrement aux droits des femmes.

À chaque fois on nous répond en oblique : ces droits ne valent-ils pas en Arabie Saoudite où les femmes ne peuvent même pas conduire une voiture ? Une interdiction et un pays à propos duquel l’UE est bien silencieuse. Quand nous évoquons les prisonniers, on nous parle de Guantanamo, pas encore fermé.

Lorsqu’on évoque l’incrimination de terrorisme que nous jugeons parfois trop peu fondée, on ne manque pas de nous rappeler que plus d’un terroriste a trouvé refuge et reçu un passeport en Europe. Et quand nous pointons les interdictions d’accès à une partie de la toile, à FB ou Twitter, on nous rétorque que c’est pour des raisons de sécurité (c’est sur internet que les réseaux terroristes recrutent et qu’on apprend comment préparer et élaborer des explosifs), et que c’est bien moins grave que les écoutes de la NSA…

L’interdiction d’accès aux médias sociaux, celle des paraboles, la censure sur internet sont des réalités avec lesquelles les Iraniens ont appris à vivre, en particulier cette page, qui indique que l’accès n’est pas possible.

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Elles sont réelles en ce sens que celui qui transgresse ces interdictions est passible de condamnation. Mais les applications qui permettent de contourner l’interdiction d’accès aux médias sociaux circulent et se téléchargent tant et si bien que dans les faits, ces réseaux sont largement accessibles. Un charmant jeune couple qui a engagé la conversation avec nous nous proposera ladite application après nous avoir confié qu’ils s’étaient rencontrés… sur FB !

Entre le Guide suprême, le Conseil des gardiens de la Révolution, le Conseil de discernement (de l’intérêt supérieur du régime, une sorte de chambre d’arbitrage des conflits entre institutions), l’Assemblée des Experts, le Majilis (le Parlement), nous nous attarderons à comprendre le fonctionnement sophistiqué de la démocratie représentative iranienne. Elle est faite d’un entrelacement de pouvoirs et contre pouvoirs, élus et désignés. Certes les candidats doivent être adoubés avant de pouvoir se présenter, mais parler seulement de démocratie sélective est un raccourci. Depuis la révolution de 1979, des présidents aux profils différents se succèdent au terme des scrutins. Pas de coup d’état, de « prise du pouvoir ». On nous expliquera, et ce n’est pas tout à fait faux, que chacun d’eux est arrivé et sorti du pouvoir par élection et que chacun d’eux a été plus légitime au sortir des urnes que Geroges Bush après sa seconde élection !

Nous passerons deux jours entiers dans les superbes bâtiments du Parlement et quelques heures dans ceux de la Présidence.

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L’architecture, la décoration, les vitraux ressemblent à celle à ce qu’on a construit en Europe dans les années 30. Les salles et salons sont décorés dans un style oriental parfois rococo, parfois plus classique. On retrouve partout, tantôt à l’extérieur, tantôt à l’intérieur d’élégantes arabesques et une alternance de céramiques, de mosaïques dans tous les tons de bleu et de turquoise.

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L’hémicycle est quant à lui plus moderne et parfaitement équipé.

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Il ne compte que 8 femmes dans ses travées sur plus de 200 députés… et elles forment une faction de femmes sur une demi-rangée.

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Nous mangerons avec elles et tenterons de comprendre. Leur représentante est une brillante juriste, souriante sous son voile noir. Elle nous expliquera la législation en vigueur pour protéger les femmes et pour obliger les hommes à assumer leur responsabilité de chef de ménage. Quand ils héritent, ils doivent consacrer l’héritage aux charges de la famille. Quand une femme hérite, elle peut garder l’argent pour elle. Certes, mais il semble que dans les faits, les femmes n’héritent que très rarement. Et si le décès accidentel d’une femme oblige à des compensations moins importantes que pour un homme, elles nous expliqueront que c’est parce que l’homme, selon la loi islamique, pourvoit aux besoins de sa famille et que sa disparition entraîne donc d’autres conséquences. Une logique qui est celle des assurances, nous diront-elles, loi sur laquelle elles travaillent au Parlement.

Aucune stratégie de quota n’est envisagée pour augmenter leur nombre. Des femmes qui au parlement sont drapées de noir, se transformant en ombres furtives. Leurs homologues masculins nous diront que dans la société iranienne en général, les femmes montrent moins d’intérêt pour les campagnes, les élections, la politique. Arguments bien connus et propres aux sociétés patriarcales. N’oublions pas que l’Iran d’aujourd’hui, que cela nous plaise ou non, est une République islamique…

Dans les rues, elles sont aussi nombreuses à disparaître derrière ces voiles noirs qui les emballent de la tête aux pieds. Mais elles sont au moins aussi nombreuses à ne porter qu’un foulard, de toutes sortes de façons. Il peut recouvrir négligemment une partie seulement de la chevelure, avec ou sans postiche qui alors rehausse la silhouette. Mais à chaque fois, ce sont des visages avenants, souriants, souvent (très) maquillés, parfois même transformés par la chirurgie esthétique, chose assez courante à Téhéran.

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Nous avons rencontré Nasrin Soutoudeh, l’avocate aujourd’hui libérée, même si elle est interdite de travail et de sortie du pays pour 10 ans. Une petite femme frêle, souriante, émue. L’ambassadeur de Grèce dans la résidence duquel a lieu la rencontre ferme les rideaux. Le rendez-vous avec Mme Sotoudeh et Mr Panahi, le cinéaste, tous deux lauréats du prix Sakahrov 2012 du Parlement Européen, doit être discret. Ce sera le cas.

Nous nous entretiendrons une petite heure avec eux, nous échangerons sur leur expérience et leurs attentes à notre égard. Nous les inviterons à Bruxelles et croiserons les doigts avec eux pour que ce soit le plus tôt possible, afin que comme Aung Sang Suu Kyi, ils puissent venir chercher leur prix et surtout s’adresser, libres, à la plénière.

Nous rencontrerons aussi quelques représentants d’ONG engagés dans différents domaines, entre autres en ce qui concerne l’accueil des réfugiés, surtout afghans. Notons qu’en cette matière, confronté à près de 3 millions de réfugiés dont une bonne moitié sont reconnus comme tels, les autorités iraniennes appliquent parfois mieux que les pays européens les dispositions de la Convention de Genève et ce qu’elle implique. Une société civile qui quand elle existe et peut exister (les associations doivent être enregistrées et reconnues, ce qui n’est pas si simple), est, à écouter ceux que nous avons rencontrés, active et bien organisée. Toutefois, le soutien et les moyens qu’elles reçoivent sont aussi largement affectés par les sanctions.

Durant ces 5 Jours, nous sillonnerons la ville en convoi, escorté par une voiture de police tous feux bleus clignotants. Le convoi se faufilera malgré la congestion quasi permanente des grands axes. Ils sont certes équipés de bandes réservées aux bus, mais l’offre de transport en commun, y compris l’unique ligne de métro, est manifestement complètement en deçà de la demande. Ce qui, associé au prix très bas de l’essence (et de l’énergie en général) explique le nombre croissant de véhicules, les embouteillages permanents et la piètre qualité de l’air.

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Il en va de même dans les bâtiments publics, excessivement chauffés. Avec des prix si bas pour les énergies fossiles, on comprend mieux le peu d’intérêt pour les renouvelables. On comprend un peu moins bien le projet de centrale nucléaire pour produire l’énergie nécessaire pour désaliniser l’eau de mer ! Une véritable aberration écologique ! Surtout s’il s’agit par ce moyen de compenser l’assèchement du lac d’Ourmia qui se poursuit, inexorablement… et cela malgré les déclarations encourageantes faites par le ministre de l’Environnement en 2011 lors de la conférence de Durban sur le climat…

Le dialogue que nous voulons lancer sur les droits de l’homme prendra du temps, demandera d’accepter de se décentrer, de travailler sur ce qui est possible comme le soutien à la modification de la loi instituant la peine de mort pour trafic de drogue. Revoir la peine pour ce type d’infraction réduirait déjà de près de 80 % le nombre d’exécutions. Le trafic de drogue est un fléau dont nous sous — estimions l’ampleur. Le chaos qui règne en Afghanistan est propice à la production massive d’opium. Très ancienne, cette production d’opium afghan a augmenté de 49 % selon les Nations unies entre 2012 et 2013, atteignant un niveau record. On n’est pas dans un système de cartel, mais plutôt dans une production locale soutenue par des bandes armées mobiles.

Nous visiterons le Centre de lutte contre le narcotrafic, disposant d’une exposition (assez kitch) visant à expliquer les mécanismes de production et de trafic, la lutte contre l’addiction, la « réinsertion » des consommateurs, de ceux qui ce faisant, ont transgressé la loi islamique. Nos interlocuteurs seront quelque peu désappointés devant l’évocation par notre collègue néerlandaise de la dépénalisation du cannabis…

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Si nous n’avons pu nous rendre à Ispahan, nous en aurons un avant-goût en visitant le musée Reza Abissi. Il recèle des trésors incroyables des périodes pré-islamiques (à partir du 6e millénaire av. J.-C.), islamiques entre les 9e et 11e siècles, et des peintures et enluminures des écoles de Shiraz et Tabriz.

Une visite au pas de charge, juste de quoi éveiller à côté du travail politique et pour le nourrir, l’envie d’en savoir plus, de découvrir, d’entrer de plain-pied dans les contradictions, la sophistication, la culture et les résistances… et pourquoi pas les paysages. Ce que nous en avons vu du ciel en repartant vers Istanbul laisse rêveur…

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2 commentaires sur “Carnet de Téhéran

hans dit :

merci pour ce témoignage

Azbay dit :

Chere Durant! c’est incroyable! Merci pour l’information.Vous etes toujours a Teheran?

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