Bruxelles, le 6 septembre 2012
Conférence du Comité économique et social européen
Reforming European railway legislation
Intervention de Mme Isabelle Durant, Vice-présidente du Parlement Européen
On a parfois reproché à certaines compagnies de chemins de fer nationales d’être des états dans l’état, d’énormes bureaucraties peu réceptives au changement et insuffisamment soumises aux pressions du marché. Et le principal objectif des trois premiers paquets ferroviaires fut finalement de graduellement contester le monopole exercé par ces « mastodontes » sur les divers segments du transport ferroviaire.
C’est ainsi qu’après avoir tout d’abord clarifié la structure et les mécanismes de financement internes autant qu’externes du secteur ferroviaire, l’Europe a totalement libéralisé le transport ferroviaire de fret à partir de 2007 et le transport international de voyageurs à partir de 2010.
A l’heure où nous nous apprêtons à examiner les propositions de la Commission en matière de libéralisation du transport intérieur de voyageurs, il semble donc logique de nous appuyer sur ces premières expériences et potentiellement utile d’en bien comprendre les résultats et les effets, avant toute nouvelle avancée.
A cet égard, on ne peut guère affirmer que la libéralisation du transport international de voyageurs ait conduit à un effondrement des prix pratiqués pour ce type de services ou à un développement spectaculaire de ce segment. L’Europe de la grande vitesse ferroviaire a commencé à voir le jour bien avant 2010, à la faveur d’investissements publics considérables, et la concurrence qui s’y joue devrait rester, pour longtemps encore, bien plus intermodale (avec la voiture et l’avion) qu’intra-modale. Même les trains internationaux classiques, qui auraient pu demeurer une alternative relativement « low cost » aux TGV et autres ICE, sont eux-mêmes sacrifiés les uns après les autres par les opérateurs ferroviaires.
Dans le domaine du fret, c’est carrément la bérézina. L’écrémage des relations les plus rentables bat son plein, comme il fallait s’y attendre, certes avec quelques effets bénéfiques sur la compétitivité des trains complets parcourant de longues distances, et donc sur les volumes globalement transportés, mais vraisemblablement aucun impact sur le partage modal avec la route, s’agissant le plus souvent de prestations pour lesquelles le rail était de toute façon déjà à peu près imbattable…
Parallèlement, l’arrivée de nouveaux entrants sur les relations les plus rentables conduit par contre à un effondrement aussi inéluctable que dramatique de la plupart des opérateurs historiques, que l’abandon progressif des trafics diffus, moins rentables mais ô combien utiles dans certains bassins industriels, ne sauvera vraisemblablement pas, tout en laissant le champ encore plus libre au transport routier… Un peu l’inverse de l’objectif initialement poursuivi, en d’autres termes.
La Commission a décidé de voir dans ces premiers résultats décevants une mauvaise application par les Etats Membres des précédents paquets ferroviaires. D’autres, dont je fais partie, y voient la conséquence logique
– des économies d’échelle et de réseau qui caractérisent le secteur ferroviaire,
– ainsi que de la concurrence extrême et de l’absence de vérité des coûts environnementaux qui règnent déjà depuis des années dans les secteurs concurrents que sont le transport aérien et le transport routier.
Si la concurrence semble si difficile à décréter dans le secteur ferroviaire, c’est donc peut-être surtout, tout simplement parce qu’il n’est pas si facile d’y gagner de l’argent.
Quoiqu’il en soit, l’expérience acquise à ce jour porterait plutôt à croire qu’on risque bien, in fine, de remplacer des monopoles nationaux exsangues, au mieux par un oligopole européen pour ce qui est des opérations, et par des monopoles encore plus durs et de surcroît déconnectés des besoins de l’utilisateur final, dans le domaine de l’infrastructure.
Bien que la Commission n’ait récemment pas toujours avancé à visage parfaitement découvert dans ce dossier sensible, en prenant même certaines libertés avec les règles applicables en matière de technique de refonte, il ne fait pour moi aucun doute que son objectif est toujours de tenter de généraliser, non seulement une séparation complète entre toutes les activités liées au réseau et le service des trains, mais également une expropriation au moins technique des opérateurs historiques d’une série d’autres infrastructures, telles que les ateliers de maintenance et les gares.
Et bien que la législation actuelle n’impose encore qu’une séparation ciblée des fonctions essentielles, définies comme l’attribution et la tarification des sillons, les pronostics de la Commission quant à ses chances de succès semblent avoir suffisamment impressionné le Ministre belge des entreprises publiques pour qu’il envisage de précipiter le Groupe SNCB encore un peu plus dans la voie de ce modèle « dual », en dépit des dégâts et des surcoûts considérables qu’il a déjà occasionnés dans les chemins de fer belges depuis 2005.
Je comprends qu’un tel modèle puisse sembler séduisant aux yeux des Etats Membres désireux d’ajouter à une séparation verticale complète, une séparation horizontale très poussée des services ferroviaires en tant que tels. Mais dans les Etats et les régions aux réseaux plus denses, où il serait pour le moins hasardeux de confier le service des trains à un nombre significatif d’opérateurs différents, une séparation verticale complète ne peut qu’engendrer des coûts supplémentaires et une dégradation bien inutile de la qualité du service.
L’exemple belge le montre à suffisance mais il n’est pas le seul. La littérature commence à se développer dans ce domaine et à mettre à jour les coûts inhérents à une séparation verticale complète isolant la gestion du réseau de l’essentiel des opérations.
L’Europe ferroviaire se débat depuis des décennies avec les problèmes d’interopérabilité physique hérités de ses divers systèmes nationaux. D’énormes progrès ont déjà été réalisés dans ce domaine, notamment en matière de signalisation, avec l’avènement progressif de l’ERTMS. Mais les pays qui ont d’ores et déjà expérimenté la séparation verticale sous une forme ou sous une autre et ceux qui l’ont doublée d’une séparation horizontale plus ou moins poussée, en mettant en concurrence divers opérateurs ferroviaires sur leur réseau, sont confrontés à d’autres problèmes d’interopérabilité non moins importants qu’on pourrait qualifier d’interopérabilité organisationnelle. Celle-ci concerne :
– la coordination des circulations et des horaires,
– la gestion des situations perturbées,
– l’intégration tarifaire entre les divers opérateurs impliqués,
– la distribution de formules de voyage combinant les offres d’opérateurs différents,
– la communication et la transmission d’informations entre composantes autonomes d’un même système ferroviaire,
– etc., etc.
A cet égard, il ressort du rapport récemment publié par Sir Roy McNulty au Royaume-Uni, que ce pays, où un unbundling poussé et une concurrence soigneusement régulée font l’objet d’une expérimentation à grande échelle depuis au moins une quinzaine d’années, semble aujourd’hui encore un peu dépassé par l’ampleur des défis organisationnels qui en ont résulté et déçu des résultats obtenus en termes de réduction des coûts et de qualité de service.
Alors qu’on n’a manifestement pas encore tiré toutes les leçons de la libéralisation du fret ferroviaire, se lancer sans réserve dans une nouvelle aventure du même ordre avec le transport de passagers serait en soi déjà une faute politique. Mais si le Royaume-Uni, qui jouit pourtant d’une solide expérience dans la libéralisation des entreprises de réseaux, se pose, aujourd’hui encore, autant de questions sur la validité de son modèle, ce n’est vraiment pas le moment d’y précipiter l’ensemble des Etats Membres, dont les réseaux et l’offre train sont parfois radicalement différents.
Il convient au contraire de conserver une certaine souplesse dans le choix des modèles de séparation et d’appel à la concurrence convenant le mieux à chaque situation et à chaque Etat Membre.
Dans un tel contexte, l’objectif du 4ème paquet ferroviaire devrait être selon moi de garantir un fonctionnement juste et transparent du marché, là où il est décidé d’y faire appel :
– D’accord pour une parfaite transparence comptable, y compris au sein des groupes ferroviaires intégrés, et pour des règles claires et strictes en matière de transferts financiers, lorsque ceux-ci sont susceptibles de conduire à des distorsions de concurrence entre opérateurs.
– D’accord pour des règles de réciprocité tout aussi claires et effectives car il n’est pas acceptable que des opérateurs qui sont protégés de la concurrence sur leurs marchés nationaux, se montrent conquérants sur les marchés libéralisés.
– D’accord pour séparer de toute entreprise ferroviaire les « fonctions essentielles », telles que définies de longue date dans la législation européenne comme signifiant la prise de décision en matière de tarification et d’attribution des sillons.
– D’accord pour valoriser au mieux les infrastructures connexes telles que les gares et les ateliers de maintenance en permettant aux éventuels nouveaux entrants d’en bénéficier lorsque la capacité de ces infrastructures le permet sans désorganiser les prestations offertes par les opérateurs historiques.
– Et d’accord enfin, pour élaborer un cadre clair permettant aux autorités nationales ou, le cas échéant, aux autorités régionales, de soumettre à la concurrence les lignes ou les services qu’elles estiment pouvoir confier à de nouveaux opérateurs sans nuire à la sécurité des circulations, à la cohérence et la lisibilité de l’offre train et à l’intégration tarifaire des différents services qui la composent.
Mais :
– Pas d’accord pour imposer à tous les Etats Membres un élargissement des fonctions essentielles aux missions plus opérationnelles des gestionnaires d’infrastructure, ce qui reviendrait à supprimer toute perspective de gestion intégrée et symbiotique entre ces missions et celles de l’opérateur historique, aussi majoritaire soit-il.
– Pas d’accord pour transformer tous les gestionnaires d’infrastructures en nouveaux « états dans l’état », monopoleurs purs et durs vendant « leur » réseau, voire « leurs » gares, aux opérateurs les plus offrants, contrôlant eux-mêmes les fonctions essentielles, et n’ayant plus guère de comptes à rendre aux clients finaux des chemins de fer, qu’il s’agisse de chargeurs ou de voyageurs.
– Pas d’accord pour chasser les opérateurs historiques des facilités dont ils auraient besoin pour poursuivre efficacement leurs activités, comme les ateliers de maintenance.
– Pas d’accord pour priver les entreprises ferroviaires de la maîtrise des gares et de leurs dépendances, qui constituent plus que jamais un élément fondamental dans l’ensemble des services liés à la mobilité et à l’accessibilité qu’une entreprise ferroviaire moderne se doit d’offrir à ses usagers. Confier la gestion des gares à une entreprise totalement indépendante de toute entreprise ferroviaire, comme la Commission l’a déjà proposé une première fois à l’occasion de la refonte du premier paquet ferroviaire, est une fausse bonne idée.
Il me semble qu’une telle approche permettrait à chaque Etat Membre de « trouver son bonheur » dans ce 4ème paquet et de fixer ses propres priorités en termes d’organisation et d’encadrement de ses chemins de fer. Certes, la subsidiarité sous-jacente pourrait déboucher, comme c’est le cas actuellement, sur la coexistence de modèles d’organisation différents, offrant davantage l’aspect d’un grand patchwork ferroviaire européen, que celui d’un espace ferroviaire unifié. Mais qu’est-ce qui est plus important pour les dizaines de millions de citoyens européens qui dépendent quotidiennement du train pour se rendre à leur travail ou dans leurs écoles qu’une offre train parfaitement coordonnée et prestée, y compris à l’échelle nationale et/ou régionale ?