Délégation du GVPE en Libye
21 septembre, 18h, aéroport de Djerba Zarzis : avec quelques députés verts du Parlement Européen, nous embarquons dans deux voitures en direction de Tripoli, qui n’est plus accessible aux avions civils.
Au fur et à mesure que nous approchons de la frontière, les nouveaux drapeaux libyens font leur apparition, plus encore les derniers km pendant lesquels nous traversons une sorte de base arrière ou de grenier de la Libye. À la devanture des centaines d’échoppes s’exposent des tonnes de ciment, pneus, huile, produits alimentaires, tapis, tissus,… On y manipule des liasses de billets et le ballet des camions ralentit sérieusement notre allure.
À la frontière, ça parlemente entre notre chauffeur tunisien et ceux du CNT (Conseil National de Transition) venus nous chercher. On récupère nos bagages et on traverse la frontière à pieds, ayant un peu l’impression que, comme des espions de l’époque soviétique, nous sommes « rendus » aux libyens ! Redémarrage dans trois limousines du CNT, manifestement « récupérées » dans le parc automobile khadafiste. La file dans l’autre sens fait des km et il y a fort à parier que les derniers ne passeront pas avant l’aube… Sur la route, les check points se multiplient. Malgré le caractère officiel du convoi, tous les quelques km, nous sommes arrêtés. Sacs de sable, bidons plantés d’un drapeau, jeunes volontaires l’arme à l’épaule. À chaque fois, à quelques variantes près, c’est le même décor, le même scénario : des hommes à la mine fatiguée mais appliqués la tâche, le regard fier. Et à chaque fois, comme nous sommes européens, on nous souhaite la bienvenue et on nous fait le V de la victoire.
Nous traversons Zuwarah : les traces des attaques sont partout, des façades criblées de trou ou effondrées comme celle d’une pharmacie, chirurgicalement bombardée par l’OTAN car elle servait à entreposer… un char de l’armée de Khadafi. À ce moment, nous n’imaginons pas ce que nous découvrirons le lendemain, dans les quartiers avoisinants, à la lumière du jour et surtout le surlendemain à Misrata, ville martyre. Nous ne doutons pas non plus de ce que nous entendrons sur la route d’Ifrem, une petite ville berbère dans la montagne, de la bouche même d’un combattant.
Tarek, un manager en informatique, rentré de Suisse au pays depuis 7 ans et que rien n’avait préparé à cette improbable révolution, pas plus qu’au maniement des armes, dont il raconte qu’ils ont appris l’usage sur la ligne de front au moment même où ils étaient confrontés à une armée de près de dix mille soldats et ou mercenaires de Khadafi.
Des soldats de Khadafi qui, d’après de nombreux témoignages, (mais à ce stade, sans preuves formelles) étaient aussi surexcités que drogués. On parle d’excitants de toutes sortes, de drogue, de flacons d alcool concentré, et de viagra… des hommes qui savaient que de toutes façons, mercenaires ou pas, leur sort ne serait pas meilleur s’ils l’emportaient. Ils se sont livres aux pires exactions, maison par maison (zanga zanga comme disait Khadafi et ses fils), pour tenter d’éradiquer cette résistance, en particulier à Misrata, ville qui ne doit rien à Khadafi et à la rente pétrolière. Les récits de femmes violées devant leur famille, parfois sur un char, au vu et au su de tous, sont effroyables. C’était manifestement pour détruire, humilier, éradiquer.
À chaque fois, les récits de ces incroyables exploits de résistance se ressemblent. Ils nous sont livrés sur un ton quelque peu exalté. Et pour cause, la guerre n’est pas finie, et les villes et places dont ils parlent n’ont été libérées que quelques 30 ou 40 jours plus tôt… De ces témoignages, il apparaît que les forces de l’OTAN ont bien fait leur boulot, très bien même, en bonne complémentarité avec les rebelles sur le terrain.
À Misrata, assiégée pendant trois mois avec une violence inouïe, les chars de Khadafi sont entrés dans l’hôpital et dans le marché, lieux que l’OTAN n’aurait jamais bombardé s’il n’y avait eu coordination avec les rebelles sur l’emplacement de ces chars. Les images parlent d’elles même.
À Ifren, alors qu’il restait une quinzaine d’hommes dans la ville, les femmes et enfants ayant été déplacés plus haut dans la montagne, dans les anciennes maisons troglodytes, ce sont cinq d’entre eux qui, embusqués, ont tenu en joue et repoussé les chars de Khadafi qui montaient de la plaine. Même récit pour l’entrée des rebelles dans Tripoli : l’OTAN dégage avec des moyens lourds et aériens, les combattants venant de la ville de Zaouia sont au sol, les tripolitains particulièrement bien préparés à leur arrivée, quartier par quartier et la ville est libérée en moins de 2 jours.
Le courage de ces hommes est impressionnant. Ils ne se sont pas contentés de défendre leur ville, leur région. Une fois celle-ci libérée, ceux de Misrata qui y ont connu l’enfer sont partis à Syrte, ceux de Benghazi à Misrata. Voilà qui, provisoirement peut-être, mais nul n’en sait rien, met en échec la soit disant thèse de partition par tribu qu’on avait annoncé comme une des conséquences inévitables de cette rébellion. Une thèse qui d’ailleurs est plutôt la stratégie du clan khadafi à savoir : la division du pays.
Sans prétendre à la certitude, nous, on n’a rien vu qui ressemble à cela. On a plutôt vu, entendu, senti, de la solidarité nationale, une incroyable adaptation à la situation, la mise en place de conseils transitoires pour gérer les affaires militaires autant que la vie quotidienne, pendant et après les assauts – y compris pour le traitement très correct des soldats khadafistes arrêtés ou qui se sont rendus, constatant qu’ils seraient mieux traités par leurs ennemis que par leurs mandants.
Ce ne sont pas que ces hommes qui sont devenus des héros. Ils se sont sentis et se sentent encore portés par tout un peuple, par les femmes. Des femmes qui, même lorsqu’elles ont été éloignées des lieux de combat pour être protégées de la barbarie, ont soutenu, accompagné, porté leurs maris, frères, fils. Aujourd’hui, celles qui ont mis la société en mouvement ont une vraie volonté de s’engager. Il faudra qu’on leur en donne la possibilité et c’est loin d’être gagné dans une société conservatrice et religieuse. Certaines, et c’est impossible à chiffrer, ont payé le prix fort : viol, torture puis répudiation, secret, honte. Il semble que certains chefs religieux et rebelles aient appelé assez judicieusement à ce qu’elles soient épousées, car comme les blessés de guerre, elles sont des combattantes.
Tous ces kilomètres parcourus nous ont permis d’observer partout la prise de parole sur les murs, bâtiments, sur le sol, sur les voitures, partout où l’on peut écrire, dessiner, caricaturer. Les caricatures du grotesque khadafi, dans les postures les plus humiliantes, fleurissent un peu partout.
À Ifren, dans le musée de la liberté improvisé sur la place centrale, ce sont aussi les dessins d’enfants qui sont affichés autant que les textes en langue amazigh, jusqu’ici interdite.
Sur la place des Martyrs à Tripoli, chaque soir depuis le 22 août, des milliers de personnes se réunissent, chantent, lisent de poèmes sur un podium permanent. Une parole se libère.
Elle se libère aussi dans ce qui reste du quartier de Bab al-Aziziya, l’ancien QG de Khadafi détruit. On vient s’y promener, y récupérer tout ce qui peut l’être (pour ma part, j’ai ramené un morceau de carrelage …), comme ce combattant qui, nous dit-il, a récupéré les lunettes de soleil de Khadafi aux premières heures de l’assaut sur le palais présidentiel…
Des demain, nous rassemblerons les recommandations que nous jugeons pertinentes sur le terrain politique, humanitaire, de la sécurité, de la démobilisation des jeunes combattants, de l’organisation de la société civile, toutes tâches pour lesquelles l’UE a été mandatée. Et à Strasbourg, dès mardi, nous les distillerons dans les lieux où il faut qu’elles soient prises en compte, à la faveur d’alliances.