@Bogota (suite): Victimes et bourreaux, stratégies et résistance

Les rencontres se poursuivent. Elles ont toutes en commun un contenu fort, parfois lourd.

Les personnes sont justes, ont à dire, beaucoup à dire. Elles font montre à la fois de détermination et de retenue. Elles ont toutes mis en lumière le double standard qu’a développé la DAS pendant toutes ces années et qui a éclaté au grand jour en 2009.

La collecte des informations organisée par ces services de renseignements avait pour but non l’alerte, la prévention du risque ou de la menace, mais l’organisation de la déstabilisation de tout qui se mettait en travers du Président. Les méthodes et stratégies sont pernicieuses.

Ces opposants, journalistes, professeurs, élus, organisations ou institutions sont d’abord observées par toutes sortes de moyens dont l’interception des communications téléphoniques, des courriers électroniques, par des micros placés sous les tables par le personnel qui sert le café ou par la revente des copie des pv des délibérations comme ce fut le cas à la Cour Suprême de Justice. Selon les cas, elles sont ensuite infiltrées, pour permettre entre autres la mise en œuvre de fausses preuves de liens qu’elles auraient avec les paramilitaires,  les narcotrafiquants ou les FARC.  Des FARC dont Uribe avait décidé qu’on ne viendrait à bout que par la force.

On observe ensuite leurs comportements et leurs faiblesses, sur base desquelles on choisit les formes du harcelement, dans leur vie professionnelle, personnelle, familiale. Ce sont souvent les enfants qui sont les cibles. Des envois suspects, des lettres et coups de fil anonymes. Une fois qu’elles sont en danger, le pouvoir leur offre une protection, des gardes du corps, qui eux-mêmes vont jouer le rôle d’indicateur sur les déplacements, les contacts, les rencontres.  Comme un billard à plusieurs bandes, les effets sont multiples : personnes ou institutions affaiblies et donc hors d’état d’agir mais aussi des  associations d’idées qui deviennent des évidences. Oui un défenseur des droits de l’homme est un terroriste ou un terroriste potentiel et représente un facteur de risque pour la sécurité de l’état. Oui un syndicaliste constitue un danger pour les intérêts de l’économie du pays. Oui, un élu qui cherche à libérer des otages des FARC autrement que par la force est leur allié. Oui il est normal qu’on fouille tout le monde à l’entrée d’un ministère. Oui il va de soi que l’armée doit être présente à tous les coins de rue.. Etc…Très efficace. Tellement efficace qu’en dehors de ceux qui se sont engagés, dénoncent, s’opposent, défendent les droits, il semble s’être développé dans la population une sorte d’indifférence à tout cela, devenu un cadre de vie normal.

D’ailleurs, mieux vaut se tenir à distance de tout cela, non ?

Les magistrats de la Cour Suprême m’ont impressionnée, autant que la salle de réunion de la Cour au mur de laquelle est suspendu un immense crucifix à moitié brûlé, sorti des flammes par un magistrat survivant lors de l’assaut donné au Palais de Justice en 1985…

Les propos de mes interlocuteurs sont clairs sur l’analyse du système social, économique et militaire progressivement mis en place, et dont les services de renseignements du DAS (Département Administratif de Sécurité, le service de renseignement colombien) constituent à la fois le symptôme et l’instrument. Pour faire simple, c’est un système qui part de la propriété de la terre, convoitée, contestée et appropriée pour la culture de coca ou pour ce que contient son sous-sol, contrôlée par les paramilitaires, eux-mêmes soutenant les élus qui siégeront au Congrès et qui se garderont bien d’appliquer dans les faits les principes d’un état de droit qui tout au contraire voit le pouvoir se concentrer dans les cercles restreints de la présidence.

 

C’est bien pourquoi même si toutes les causes doivent être abordées simultanément, la lutte contre l’impunité dans ce pays ou les disparus, les assassinés, les persécutés ont été et sont si nombreux,  il est essentiel que des jugements dans l’affaire du DAS aient lieu, au plus haut niveau et pas seulement en faisant sauter quelques fusibles.

Il est en tous cas clair que le problème n’est pas la justice mais qu’elle est au contraire la solution. Mais à quelques conditions et non les moindres :  ce sera le cas si et seulement si on lui en donne les moyens non seulement matériels et humains mais aussi politiques et de procédure pour leur garantir un travail en toute indépendance, à l’abri des pressions. Si on protège les victimes et mais aussi ceux qui ont choisi de se mettre à table et de dénoncer pour éviter de trop longues peines. J’ai eu l’occasion d’en rencontrer quelques uns : des personnes cassées, qui se rendent compte qu’elles ont été instrumentalisées, que les informations qu’elles ont collectées n’avaient pas pour but de protéger l’état mais de déstabiliser des juges, des syndicalistes. Des personnes dont la vie est brisée,  aujourd’hui en attente d’un procès, pour certaines d’entre elles assignées à résidence dans l’école de la DAS ou pour les militaires à l’Académie Militaire, loin de leurs familles qu’elles savent en danger.

Des conditions qui poussent plutôt à sauver sa peau, à préserver ses proches,  qu’à dénoncer la hiérarchie…